Quelles furent donc les
raisons de ces expulsions ?
La politique suivie depuis
les débuts de la Reconquista par
les souverains espagnols avait été la tolérance religieuse. Du Xe au XVe siècle,
de nombreuses communautés musulmanes étaient ainsi passées sous le contrôle
chrétien tout en conservant officiellement (les Mudejar) ou clandestinement
(les Morisques), leur religion. Durant des décennies, l’Espagne choisit la politique
de l’intégration et de l’assimilation à
travers la conversion, tout en n’ignorant pas qu’aux yeux de la loi islamique
il était possible à un croyant de faire semblant de s’être rallié au
catholicisme tout en continuant à pratiquer en secret sa religion. Néanmoins,
en 1526, à la « Sainte Inquisition » chargée de veiller à la
sincérité des conversions Charles-Quint demanda
de ne pas s’exercer avec rigueur contre les Morisques au motif qu’ils n’étaient
pas encore totalement instruits dans la religion catholique.
La monarchie espagnole fit d’ailleurs
longtemps preuve de tolérance et même de patience, avant de devoir finalement constater
que deux religions, deux philosophies de l’existence aussi irréductibles l’une
à l’autre ne pouvaient cohabiter sur un même sol. L’Espagne devait être
catholique ou musulmane, pas les deux à la fois. En dépit de l’instruction
religieuse qui leur était donnée, les Morisques conservaient en effet leur
particularisme culturel, vestimentaire, alimentaire, linguistique et,
secrètement, ils continuaient à célébrer le culte musulman, à respecter le jeûne
du ramadan et à faire circoncire leurs garçons. Les autorités acceptèrent cette
situation jusqu’au moment où, au XVIe siècle, l'Espagne fut confrontée au
danger turc. Il fut alors impossible de continuer à tolérer des noyaux de peuplement
dissidents disposés à servir de « cinquième colonne » à un débarquement turc.
L’Espagne du XVI° siècle
abritait en effet une population de 8 à 9 millions de personnes dont au moins
500 000 Mudejar et Morisques restés sur place après la fin de la Reconquista
intervenue en 1492 avec la prise de Grenade. Dans la seule région de Valence,
ils totalisaient 25% de la population et des enclaves demeuraient à travers tout le pays. Toute
l’Espagne comptait en effet des noyaux de population morisque ou mudejar,
notamment en Andalousie, dans l'ancien royaume de Grenade, en Estrémadure, dans
le Levant valencien et dans la vallée de l'Ebre. Dans certaines localités, ils
étaient majoritaires, notamment à Hornachos, en Estrémadure, devenue de fait un
petit Etat musulman enclavé en territoire chrétien. Or, les autorités
espagnoles n’ignoraient pas que ces communautés attendaient que les Turcs
viennent les délivrer du « joug catholique ».
De nombreux soulèvements
armés se produisent d’ailleurs au cours du XVIe siècle. En 1502, une révolte
éclata dans la région de Grenade et, durant deux années, les insurgés tinrent
la montagne. En 1526 ce fut le tour de la région de Valence, puis de 1568 à
1570, eut lieu la "deuxième guerre de Grenade", quand des dizaines de
milliers de Morisques et de Mudejar répondirent à l’appel d’un meneur qui proclama le jihad.
Les villages chrétiens furent alors attaqués et leurs habitants massacrés. Les
insurgés demandèrent l'aide de la Porte ottomane, l’ennemie mortelle de
l'Espagne, et que, dans tout le monde musulman, la guerre sainte soit prêchée
pour leur venir en aide.
En 1570, le duc d’Albe vint
finalement à bout de cette guerre et il déporta les rebelles dans d’autres
provinces du pays afin de casser leur principal noyau d’implantation. Dispersés
en zone chrétienne, ils prirent alors des noms espagnols mais en demeurant
secrètement fidèles à l'Islam.
Toutes les communautés morisques et mudejar posant un problème d’ordre public, le roi Philippe III qui avait compris qu’il n’était pas possible d’intégrer une population menaçant l’unité du pays, eut alors le choix entre trois solutions, la conversion réelle, de force et en profondeur sous le strict contrôle de l’Inquisition, le massacre ou l’expulsion.
Ce fut la troisième option qu’il choisit et en 1609, il prit la décision d’expulsion vers le Maghreb. Humainement, ce fut probablement la « moins mauvaise » des solutions car elle évita et les dures méthodes de l’Inquisition généralisée, et le massacre à grande échelle.
Les premiers à être chassés furent les Morisques de Castille, de la Marche et de l'Estrémadure. Ils furent suivis en 1610 par ceux d'Andalousie et d'Aragon, puis en 1611 par les Catalans et enfin par ceux de Murcie en 1614. L'expulsion se fit essentiellement vers le Maroc, mais également vers Alger et Tunis. Trois cent mille Morisques furent concernés. Quant aux deux cent mille qui restaient, ils se fondirent dans la population espagnole, sous étroite surveillance de l’Inquisition qui veilla à la sincérité de leur conversion.