Entre le
« cancer islamiste » - lire les Frères
musulmans -, et « l’apostasie militaire », - lire le général Abdel Fattah al-Sissi -, l’Egypte se dirige-t-elle vers une guerre civile dont les conséquences seraient telluriques pour
toute la sous région ?
Comme je l’ai déjà écrit lors de précédentes
analyses, en Egypte, depuis le début du processus révolutionnaire, l’armée est constamment
demeurée maîtresse du jeu politique[1].
Elle a laissé la rue évincer le président Moubarak, ce qui lui a permis de
remplacer une génération militaire usée par une plus jeune. Puis elle a profité
de l’échec politique et économique des Frères
musulmans pour recueillir le pouvoir tout en affirmant haut et fort qu’elle
souhaitait mettre en place une
transition civile.
Après avoir attendu
80 ans pour enfin accéder au pouvoir, les Frères
musulmans l’ont perdu en raison de leur arrogance, oubliant que le 24 mai
2012, lors du premier tour des élections présidentielles, Mohamed Morsi n’avait
recueilli que 24,8% des suffrages, quasiment à égalité avec le général Ahmed
Chafik ex-Premier ministre de Moubarak (23,7%). Au second tour, Mohamed Morsi qui
avait réussi à rallier nombre de modérés l’emporta de justesse, avec un petit score
de 51,7%. Face à lui, le général Chafik avait rassemblé sur sa candidature 48% d’électeurs
résolument hostiles aux Frères musulmans.
De plus, ces
derniers ne voulurent pas voir
qu’entre les législatives du mois de novembre-décembre 2011 et les
présidentielles de mai-juin 2012, ils
avaient perdu 50% de leurs suffrages, passant de 10 à 5,7 millions de
voix, les « modérés » un moment abusés par leurs promesses s’étant en
effet détournés d’eux.
Enfermés dans leurs
certitudes et soutenus par les Etats-Unis et le Qatar, ils voulurent malgré
tout faire passer en force une Constitution islamiste. Pour y parvenir, le 22
novembre 2012, le président Morsi fit un coup d’Etat en signant un décret
l’autorisant à prendre les pleins pouvoirs. Des manifestations énormes se
produisirent alors et les Frères
musulmans qui ne s’attendaient pas à une telle réaction populaire virent
leurs locaux pris d’assaut par la foule et incendiés.
Le 7 décembre 2012, dans un communiqué
particulièrement clair, l’armée égyptienne mit en garde le président Morsi,
soulignant que les pleins pouvoirs qu’il venait de s’octroyer afin de faire
adopter en force une Constitution théocratique, allaient faire emprunter à
l’Egypte « un sentier obscur qui
déboucherait sur un désastre, ce que nous (l’armée) ne saurions permettre »[2].
La tension atteignit son paroxysme le 30
juin quand plusieurs millions d’Egyptiens descendirent dans la rue pour exiger
la démission du président Morsi. C’est dans ce contexte qu’un coup d’Etat
militaire eut lieu le 3 juillet.
En réaction, les
partisans du président déchu occupèrent deux grandes places du Caire. La
période étant celle du ramadan, l’armée laissa faire.
Le 26 juillet se
déroula une immense manifestation destinée à donner à l’armée « mandat
pour combattre le terrorisme » et pour déloger les partisans du président
Morsi qui occupaient l’espace public en terrorisant le voisinage.
L’armée programma
alors une intervention graduée mais le 13 août, de très violents affrontements
opposèrent pro et anti Morsi. L’exaspération de la majorité des Egyptiens était
en effet telle que des milices civiles anti-islamistes commençaient à attaquer
les rassemblements pro Morsi. Il fallait donc agir rapidement afin d’éviter une
guerre civile.
Le mercredi 14 août,
près avoir plusieurs fois sommé les
occupants des places Rabaa al-Adawiya et Nahda de se disperser, la
police, soutenue par l’armée intervint avec « vigueur ». Certains
occupants n’hésitèrent pas à ouvrir le feu sur les forces de l’ordre qui eurent
à déplorer plusieurs morts et blessés ; sans commune mesure toutefois avec
les 600 morts et les 3000 blessés relevés parmi les islamistes. Des incidents éclatèrent
également dans les principales villes de province.
L’Egypte étant aujourd’hui
au bord de la guerre civile, existe t-il un risque d’évolution vers une
situation de type algérien ou syrien ?
Il faut bien avoir
à l’esprit que quatre grandes différences existent entre ces trois pays :
1) La première est d’ordre géographique. A l’exception du
Delta, l’Egypte n’est peuplée que le long de son étroit cordon alluvial, tout
le reste est désert ou oasis facilement contrôlables.
2) À la différence
de l’Algérie, il n’y existe pas de vastes zones de montagne propices à la
création de maquis.
3) À la différence
de la Syrie, il n’y existe pas de zones confessionnelles en damier, car ici, en
dehors des 10% de chrétiens coptes mélangés à la population musulmane, tous les
Egyptiens sont sunnites.
4) D’éventuels
jihadistes ne disposeraient pas de base arrière comme l’est la Turquie pour les
révolutionnaires syriens. A l’Ouest, vers la Libye côtière, plusieurs centaines
de kilomètres de désert forment tampon. En cas de problème, l’armée égyptienne
pourrait facilement intervenir contre d’éventuelles bases libyennes avec le
meilleur accueil des populations de Cyrénaïque qui subissent le joug des
jihadistes. A l’Est, Israël ne pourra évidemment pas constituer une base
jihadiste, quant au confetti de la bande de Gaza, il peut être étranglé en
quelques instants. Au sud, le Soudan ne tient pas à être impliqué dans un
mouvement incontrôlable.
En cas
d’insurrection jihadiste le sud-ouest
pourrait en revanche poser problème avec la zone grise située dans le sud de la
Libye et ses prolongements au Tchad et vers la RCA et le Nigeria. Nous en
revenons ainsi à la question sahélienne dont j’ai longuement parlé dans de
précédentes analyses.
Après la parenthèse
révolutionnaire, l’Egypte est donc revenue à la situation antérieure qui est
celle de la loi d’urgence, comme entre 1981 et 2012. L’armée a de plus « l’habitude »
de réprimer les Frères musulmans ;
elle le fit sans états d’âme sous Nasser quand plusieurs dizaines d’entre eux
furent pendus en place publique, puis dans les années 1990, quand près de 100 000
furent internés. Aujourd’hui, confortée par les sondages indiquant que la
population soutient son action à 82%, l’armée ne peut plus reculer : il
lui faut écraser les Frères musulmans
ou bien perdre la partie.
Dans ce contexte,
l’agitation des chefs d’Etat européens parait tout à la fois décalée et
dérisoire. Quant à leurs menaces de sanctions, elles sont tout simplement
ridicules. L’armée égyptienne peut en effet compter sur l’aide financière
illimitée de l’Arabie saoudite et des Emirats qui viennent d’ouvrir au général Abdel
Fattah al-Sissi une première ligne de crédit sans intérêt équivalent à dix
années d’aide américaine… A travers le soutien à l’armée égyptienne, les
pétromonarchies règlent un double compte, à la fois contre les Frères musulmans qui ont juré leur
perte, et contre le Qatar, leur principal allié. Comme la grenouille de la
fable, ce dernier, qui a voulu se faire aussi gros que le bœuf a fini par
indisposer le grand frère saoudien par son interventionnisme brouillon et ses
appétits démesurés.
Pour une étude à la fois globale et détaillée du
printemps arabe en Afrique du Nord, je conseille la lecture de mon nouveau
livre « Printemps arabe. Histoire d’une tragique illusion (Egypte, Libye,
Tunisie, Algérie, Maroc, 2010-2013). Ce livre édité par l’Afrique Réelle n’est pas en vente dans le commerce. Le bon de commande figure sur ce blog.
Bernard Lugan
17/08/2013
[1] Voir notamment mon analyse en date du 30 juin 2013.
[2] Voir le dossier Afrique Réelle du mois d’août 2013.