Dimanche 27 mai, Madame Laure de
Vulpian a produit sur France Inter
une émission consacrée à l’attentat du 6 avril 1994 qui coûta la vie au
président Habyarimana du Rwanda. Dans « Sur la piste de la vérité », elle donna
la parole à des partisans déclarés ou camouflés de l’actuel régime rwandais qui
cherchèrent à faire passer deux idées principales :
1) La France est coupable et
l’enquête du juge Bruguière n’est pas sérieuse.
2) L’attentat fut commis par un
groupe non identifié au sein de l’armée hutu.
Face à ces affirmations, quel est l’état
scientifique de la question ? Depuis l’assassinat du président Habyarimana, deux
thèses s’opposent :
1) Celle de l’attentat commis par
des « extrémistes hutu » qui auraient abattu leur propre
président ainsi que leurs propres partisans qui étaient à bord de l’avion afin
de reprendre les hostilités et déclencher un génocide qu’ils avaient programmé
et préparé.
Cette thèse qui pouvait être
défendue jusque dans les années 1997-2000, est aujourd’hui abandonnée parce que
le Tribunal pénal international pour le
Rwanda (TPIR), qui siège à Arusha depuis 1996 a, dans tous ses jugements
concernant les « principaux responsables du génocide », que ce soit en première
instance ou en appel, clairement établi qu’il n’y avait pas eu « entente » pour
commettre ce génocide et que, par conséquent, il n’a donc pas été programmé.
Même s’il a eu lieu.
2) Celle d’un attentat commis par le
FPR afin de
décapiter l’Etat rwandais et disposer d’un prétexte pour prendre militairement
le pouvoir. Ethno mathématiquement parlant, les élections prévues sous
supervision de l’ONU allaient en effet donner une victoire automatique aux Hutu
(+-90% de la population) sur les Tutsi (+-10%) et cela en dépit de leurs
divisions. Les Tutsi ne l’ignoraient pas et leur seule chance d’accéder au
pouvoir était donc une victoire militaire. Or, les accords de paix d’Arusha
ayant été signés, seul un fait nouveau d’une exceptionnelle importance aurait pu
justifier une reprise des combats.
Les « extrémistes » hutu avaient au
contraire tout intérêt à attendre quelques mois puisque les urnes allaient in fine leur redonner le pouvoir ; qui
plus est, sous supervision de l’ONU. Dans ces conditions, pourquoi auraient-ils
assassiné leur propre président et pris le risque d’une réouverture des
hostilités avec pour seule certitude une défaite militaire?
Saisi par les familles de l’équipage
français de l’avion présidentiel et par la veuve du président Habyarimana, le
juge Bruguière qui a mené son enquête d’une manière classique, fondée notamment,
mais pas exclusivement, sur les déclarations et les témoignages de plusieurs
transfuges tutsi qui lui donnèrent force détails sur l’opération, dont les noms
des membres du commando ayant abattu l’avion, a rendu une ordonnance (novembre
2006) dans laquelle il accuse le président Kagamé d’avoir ordonné l’attentat qui
coûta la vie à son prédécesseur. Or, madame de Vulpian et ses témoins
sélectionnés se sont bien gardés de dire que le juge Bruguière n’est pas le seul
à dénoncer l’entourage du président rwandais. Le 6 février 2008, via Interpol,
le juge espagnol Merelles qui soutient la même thèse, lança en effet plusieurs
dizaines de mandats d’arrêt contre de hautes personnalités de l’actuel régime de
Kigali. La justice espagnole serait donc, elle aussi « incompétente » et
« partisane » ?
Il faut également savoir que depuis
2006, plusieurs grands acteurs témoins tutsi qui ont fait défection demandent,
étonnamment en vain, à être entendus par la justice française à laquelle ils
promettent pourtant des révélations explosives. Parmi eux figure l’ancien chef
d’état-major et l’ancien chef des renseignements de Paul Kagamé, tous deux
réfugiés en Afrique du Sud où le premier a échappé par miracle à un attentat.
Madame de Vulpian a cherché à faire
croire aux auditeurs de France Inter
que le document communiqué aux parties par les juges Trévidic et Poux le 10
janvier 2012, remet en question les conclusions du juge Bruguière, ce qui est
une plaisanterie. La seule nouveauté contenue dans ce rapport d’expertise
concerne en effet le lieu du tir des deux missiles qui se situerait, selon les
experts désignés, « probablement » dans le camp militaire de Kanombe (en zone
hutu), soit à une distance de deux à trois kilomètres de la ferme de Masaka
(zone tutsi) identifiée comme point de tir par le juge Bruguière. Or, comme il a
été démontré dans le numéro du mois de mai de l’Afrique
Réelle :
1) Les relevés de terrain à partir duquel
l’expert acoustique a conduit ses analyses, depuis la France, et qui lui ont
permis de « localiser » le lieu de tir des missiles semblent être
erronés...
2) Ce même lieu qui aujourd’hui est un
cimetière était à l’époque une bananeraie, ce qui rendait donc tout tir de
missile impossible. Il est donc pour le moins insolite de devoir constater que
les experts désignés par la justice française n’ont pas songé à s’interroger sur
la réalité du terrain à l’époque des faits. Le TPIR auquel ils ne se sont pas
adressés disposait pourtant de photographies aériennes américaines datant de
1994 qui leur auraient permis de voir qu’ils faisaient totalement fausse
route…
Allons plus loin. Pourquoi Madame de
Vulpian a t-elle caché aux auditeurs de France Inter que le dossier
d’instruction qui se trouve dans le bureau des juges Trévidic et Poux contient
des éléments donnant avec une grande précision et une impressionnante quantité
de détails le lieu du tir, à savoir Masaka et non Kanombe, ainsi que les noms
des deux tireurs et des membres de leur escorte, la marque et la couleur des
véhicules utilisés pour transporter les missiles depuis l’Ouganda jusqu’au
casernement de l’APR situé au centre de Kigali et de là jusqu’au lieu de tir à
travers les lignes de l’armée rwandaise, ainsi que le déroulé minuté de
l’action ?
Madame de Vulpian pourra toujours dire
qu’elle n’a pas « caché » ces points puisqu’elle les a effectivement évoqués…
mais à travers les déclarations de José Kagabo, un membre éminent de l’entourage
de Paul Kagamé qui les a rapidement évacués en parlant de « faux témoins »…
En réalité, et contrairement à ce que
cherche à faire croire madame de Vulpian, la vérité, dans l’état actuel du
dossier, est bien connue. Serait-elle venue m’interroger que je me serais fait
un devoir de lui en communiquer l’avancée :
1) Assermenté devant le TPIR dans les
deux principaux procès des responsables militaires (Militaires I et
Militaires II TPIR-98-41-T et TPIR- 2000-56-T), j’ai tout
particulièrement travaillé sur la question du « timing » de l’offensive du FPR.
Cette question est en effet fondamentale car, depuis 1994, ce dernier soutient
qu’il l’a lancée plusieurs jours après l’attentat pour se porter au secours des
populations génocidées.
Or, il a été établi devant le TPIR, et
cela sans le moindre doute, que cette offensive -qui avait été programmée
puisque les forces et les moyens avaient été prépositionnés-, débuta dès la nuit
du 6 au 7 avril 1994, soit immédiatement après l’attentat. Nous connaissons le
nom des colonnes, leur lieu de concentration dans le nord du Rwanda, leur
effectif, leur ordre de marche et le minutage précis de leur progression. Les
premiers combats ont commencé à Kigali le 7 avril très précisément à 5h45 du
matin[1]. Ceci veut clairement dire que le FPR qui avait minutieusement préparé
son offensive, n’attendait donc qu’un évènement exceptionnel pour la
déclencher.
2) L’avion présidentiel a été engagé par
deux missiles dont la traçabilité a été parfaitement établie. Grâce à la
coopération judiciaire de la Russie nous savons en effet que ces deux missiles
dont les numéros de série étaient respectivement 04-87-04814 et
04-87-04835 faisaient partie d’un lot de 40 missiles SA 16 IGLA livrés à l’armée ougandaise
quelques années auparavant. Or, Paul Kagamé et ses principaux adjoints furent
officiers supérieurs dans cette armée avant la guerre civile rwandaise et, de
1990 à 1994, l’Ouganda fut la base arrière mais aussi l’arsenal du FPR. De plus,
comme cela a été démontré, une fois encore devant le TPIR, l’armée rwandaise ne
disposait pas de tels missiles.
Ces éléments de réponse n’entameront pas
les certitudes « journalistiques » de Madame de Vulpian qui vient d’illustrer
une fois de plus les singulières dérives d’une profession oublieuse jusqu’à la
nausée du : « Je ne blâme ni ne loue, je raconte », de Beaumarchais.
Bernard Lugan
27/05/12
[1] Pour la chronologie détaillée de cette question, voir mon livre (Rwanda : Contre-enquête sur le Génocide à partir de la page 84.) Depuis la parution de ce livre, la chronologie a encore été affinée.