Personne ne regrettera le satrape libyen responsable de multiples attentats, de nombreux crimes et de la déstabilisation de régions entières de l’Afrique. Ceci étant, laissons l’émotionnel aux amateurs de superficiel et les pamoisons aux journalistes, pour ne nous intéresser qu’au réel. La fin de Kadhafi qui risque d’avoir des conséquences dont nous sommes loin de mesurer l’ampleur est en effet moins une aspiration démocratique populaire que la manifestation de l’éclatement de l’alchimie tribale sur laquelle reposait son pouvoir. A la différence de la Tunisie ou de l’Egypte, la Libye dont plus de 90% du territoire est désertique, n’est en effet pas un Etat, mais un conglomérat de plus de 150 tribus divisées en sous tribus et en clans. Ces ensembles ont des alliances traditionnelles et mouvantes au sein des trois régions composant le pays, à savoir la Tripolitaine avec la ville de Tripoli qui regarde vers Tunis, la Cyrénaïque dont la capitale est Benghazi et qui est tournée vers Le Caire et le Fezzan dont la principale ville est Sebba et qui plonge vers le bassin du Tchad et la boucle du Niger. De l’indépendance de la Libye en 1951 jusqu’au coup d’Etat qui porta le colonel Kadhafi au pouvoir en 1969, la Libye fut une monarchie dirigée par les tribus de Cyrénaïque. Membre d’une petite tribu chamelière bédouine, le colonel Kadhafi fut porté au pouvoir par une junte militaire multi tribale mais dans laquelle dominaient les deux principales tribus de Libye, celle des Warfallah de Cyrénaïque et celle des Meghara de Tripolitaine. La plupart des tribus de Cyrénaïque demeurant attachées à la monarchie, le colonel Kadhafi réussit un grand coup politique en épousant une fille du clan des Firkeche membre de la tribu royale des Barasa, ce qui lui assura le ralliement de la Cyrénaïque rebelle. Or, aujourd’hui, c’est tout son système d’alliance avec la Cyrénaïque qui a volé en éclats. La date clé du délitement tribal du système Kadhafi est 1993 quand un coup d’Etat des Warfallah fut noyé dans le sang. Les haines furent ensuite tues tant la terreur imposée par le régime fut forte, mais les tribus de Cyrénaïque n’attendaient qu’une occasion pour se révolter et elle se présenta durant le mois de février 2011. Elles s’emparèrent alors de la région et arborèrent le drapeau de l’ancienne monarchie. Kadhafi avait certes perdu la Cyrénaïque, comme les Turcs et les Italiens avant lui, mais il lui restait la Tripolitaine et le Fezzan. Dans ces deux régions, le régime avait également constitué de subtiles alliances tribales. Au moment où ces lignes sont écrites, à savoir le 27 février 2011, certaines tribus ont ainsi quitté le camp Kadhafi, mais les grandes solidarités demeurent, même si elles sont chancelantes. A court terme, le principal danger qui menace le colonel Kadhafi n’est pas la Cyrénaïque séparée par plus de 1000 km de désert de la ville de Tripoli ; ce n’est pas non plus la surréaliste armée libyenne et encore moins les volontaires que l’on voit parader dans les rues de Benghazi ou de Tobrouk. Tout est en effet suspendu au choix que vont faire les chefs de la tribu guerrière des Megahra qui domine en Tripolitaine. Longtemps alliée à celle de Kadhafi, les Khadîdja, elle donna un temps le numéro 2 du régime en la personne du commandant Abdeslam Jalloud avant sa disgrâce de 1993 quand il fut suspecté d’avoir noué des liens avec les putschistes warfallah. Si les Megahra demeurent loyaux ou même neutres, Kadhafi se maintiendra un temps encore au pouvoir sur une partie du pays. Dans le cas contraire, il se trouvera alors véritablement en difficulté et contraint de se replier sur sa seule tribu laquelle n’est forte que de 150 000 membres.
Si les Meghara abandonnaient Kadhafi, cela voudrait dire qu’ils ont l’intention de s’emparer du pouvoir et la Libye serait coupée en deux, la Tripolitaine et la Cyrénaïque se trouvant dominées par les alliances tribales constituées autour des Warfallah et des Meghara. La question qui se poserait alors serait celle de la survie de l’Etat libyen. Ces deux ensembles se combattront-ils ou bien se partageront-ils le pouvoir dans un cadre fédéral ou confédéral ? Nous l’ignorons, mais le danger est de voir apparaître une situation de guerres tribales et claniques comme en Somalie. Elles pourraient être suivies d’un éclatement en plusieurs régions, ce qui ouvrirait un espace inespéré pour Aqmi qui prospérerait au milieu du chaos avec en plus, dans le sud du pays, une dissidence toubou qui aurait des répercussions au Tchad, et des initiatives touareg auxquelles pourraient s’adosser l’irrédentisme touareg du Mali et du Niger ; sans parler, naturellement des conséquences pétrolières qu’aurait un tel conflit.
Bernard Lugan
27/02/2011
SOMMAIRE :
Actualité : Côte d'Ivoire
- La stratégie de Laurent Gabgbo
- Retour sur la partition
- Quand des africanistes deviennent des militants
Actualité : Rwanda
- Portrait de Paul Kagamé avant sa venue en France
Dossier : La marocanité du Sahara Occidental
EDITORIAL :
Le 5 janvier 2011,interrogé par Robert Ménard sur Itélé (la vidéo est visible sur mon blog), j’avais expliqué en quoi la position de Laurent Gbagbo était forte et comment, arcbouté sur la Côte d’Ivoire « utile », sa stratégie était de gagner du temps afin de mettre en évidence l’impuissance d’Alassane Ouattara. Contrairement à ce qui était alors affirmé par les « spécialistes » et les correspondants « sur place », j’avais également dit que Laurent Gbagbo n’était pas isolé et qu’il disposait de soutiens, tant en Afrique qu’ailleurs dans le monde. Dans ce numéro de l’Afrique Réelle nous revenons sur sa stratégie et sur celle de l’ONU dont le but est l’assèchement financier de son régime. Le 16 janvier 2011, soit dix jours avant le début des évènements égyptiens, dans un communiqué consacré à la situation en Tunisie, j’écrivais : « Le prochain pays qui basculera sera l’Egypte (…) ». Or, si l’Egypte a été bousculée, elle n’a pas - encore ? - basculé car l’armée, au pouvoir depuis 1952 à travers Neguib, Nasser, Sadate et Moubarak demeure aux commandes. Dans la tradition historique égyptienne un « mamelouk » a donc remplacé un autre « mamelouk ». Cependant, tout ne fait que commencercar la pression de la rue sert de paravent aux Frères musulmans et parce que l’armée est loin d’être monolithique. Cette dernière est en effet composée de conscrits et de soldats de métier dont les préoccupations sont très différentes. Quant au corps des officiers, il est divisé en trois courants aux forces largement inconnues : les officiers formés aux Etats-Unis et « théoriquement » garants de la paix avec Israël, les partisans d’une république islamiste et les nationalistes.
Comment vont-ils se positionner ? Là est la grande inconnue.
Les évènements de Tunisie et d’Egypte ont mis en évidence la double tare du journalisme français qui est le non recul par rapport à l’évènement et l’engagement partisan, les journalistes s’étant, sans la moindre distanciation, faits les porte voix des manifestants. A ce sujet une distinction particulière revient à Catherine Coroller « envoyée spéciale » du journal Libération qui a intitulé son article en date du 7 février 2011 : « Comment les années Ben Ali ont pénalisé l’économie de la Tunisie ». Or, s’il est possible de considérer que le régime Ben Ali était autoritaire ou même dictatorial, on peut débattre de ce dernier point, il est en revanche insolite de lui reprocher d’avoir économiquement « pénalisé » la Tunisie. Je n’en veux pour preuve que le Rapport économique sur l’Afrique 2010 édité par la Commission économique de l’Afrique (ONU) et l’Union Africaine (voir la pièce jointe à cet envoi). En ces temps d’emballements et de vapeurs démocratiques, méditons cette phrase prononcée le dimanche 30 janvier 2011 par Theodoro Obiang Nguema, le nouveau président de l’UA (Union africaine), lors de son discours de prise de fonction : « Les concepts de démocratie, des droits de l’homme, de bonne gouvernance, ne sont pas nouveaux pour l’Afrique, mais il convient plutôt de les adapter à la culture africaine ». Le président équato-guinéen donne en quelques mots une leçon de d’ethnorelativisme à ces activistes de l’ingérence démocratique qui ont fait tant de mal à l’Afrique sud-saharienne. Plus encore, il enterre définitivement le diktat démocratique décrété à La Baule le 20 juin 1990 par François Mitterrand.
Qui osera contester la position de l’un des principaux producteurs d’or noir du continent au moment où les nuages s’amoncellent sur le pétrole arabe ?
Bernard Lugan
Après la Tunisie, l’Egypte s’est donc embrasée[1]. Oubliant le « je ne blâme ni ne loue, je raconte », cette règle d’or de leur profession, les journalistes se sont une nouvelle fois faits les porte-voix des manifestants. Se pâmant littéralement devant leurs actions, ils n’eurent pas assez de superlatifs pour décrire le « Peuple » égyptien unanimement dressé contre le « dictateur » Moubarak. Tout a basculé dans leur petit univers borné de certitudes et d’approximations quand des partisans de ce dernier sont à leur tour descendus dans la rue ; et en masse. Il y avait donc deux peuples !!! Cette constatation avait de quoi perturber des esprits formatés. Durant un temps l’explication leur fut facile : les contre-manifestants étaient des policiers et des nervis payés[2] ; puis, horreur, ils découvrirent qu’il s’agissait d’habitants venus des « quartiers les plus pauvres». Ainsi donc, des miséreux osaient venir gâcher la grande célébration démocratique dont ils étaient devenus les porte-voix. Plus encore, ces gueux osaient, crime des crimes, s’en prendre aux journalistes, ignorant qu’en France, cette intouchable caste constitue un Etat dans l’Etat devant lequel rampent et se prosternent les plus puissants. Ils auront du moins retenu de leur séjour au Caire que sur les rives du Nil les références ne sont pas celles des bords de Seine et que les voyages sont plus formateurs que les écoles de journalisme.
Ces ignorants n’ont pas vu que la vie politique égyptienne est organisée autour de trois grandes forces. La première, celle qui manifeste en demandant le départ du président Moubarak et pour laquelle ils ont les yeux si doux, est, comme en Tunisie, composée de gens qui mangent à leur faim ; il s’agit en quelque sorte de « privilégiés » pouvant s’offrir le luxe de revendiquer la démocratie. La seconde est celle des Frères musulmans ; pourchassée depuis des décennies et aujourd’hui abritée derrière les idiots utiles, cette organisation tente de se réintroduire dans l’échiquier politique pour imposer sa loi. La troisième force dont aucun « envoyé spécial » n’a jamais entendu parler est celle qui vit dans les quartiers défavorisés, loin donc de l’hôtel Hilton, ce spartiate quartier général des journalistes « baroudeurs », ou dans les misérables villages de la vallée du Nil, loin des yeux des touristes. C’est celle des fellahs besogneux, de ce petit peuple nassérien au patriotisme à fleur de peau qui exècre à la fois la bourgeoisie cosmopolite lorgnant du côté de Washington et les barbus qui voudraient ramener l’Egypte au X° siècle. Ce sont ces hommes qui ont volé au secours du Rais Moubarak en qui ils voient, à tort ou à raison, là n’est pas la question, un successeur, même lointain, du colonel Nasser.
Dernière remarque : pendant que la classe politique française sommait le président Moubarak de quitter le pouvoir, le président russe Medvedev avait un long entretien téléphonique avec lui, l’assurant qu’il s’élevait contre les ingérences étrangères. D’un côté des chiens de Pavlov levant la patte face à l’air du temps et de l’autre, un homme d’Etat familier des subtilités de l’ « orient mystérieux » …
Bernard Lugan
04/02/2011
[1] Je l’avais annoncé dans mon communiqué en date du 16 janvier 2011.
[2] Le chamelier et les vingt-deux cavaliers que l’on vit traverser la foule sont des guides pour touristes affectés au site des pyramides et rendus furieux d’être sans travail depuis le début de la révolution.