Dans sa livraison du 26 janvier 2013, l’hebdomadaire Marianne rapporte les propos
suivants tenus par Jean-Loup Amselle, anthropologue et directeur d’études à l’Ehess
(Ecole des hautes études en sciences sociales) : « J’ai passé de nombreuses années sur le terrain au Mali, avec les Peuls,
les Bambaras, les Malinkés, et nous avons démontré qu’en réalité les ethnies
telles qu’elles existent sont des créations coloniales ».
Avec cette phrase, l’explication des évènements maliens devient soudain
claire : si les Maures du Mujao coupent les mains des Bambara et si les
Songhay tabassent les Touareg du MNLA, c’est parce que tous sont les
prisonniers inconscients de catégories sociales qui leur furent imposées par
les colonisateurs. In fine, la
France, ancienne puissance coloniale, est donc responsable de la guerre civile
malienne... CQFD !
En soutenant que les ethnies africaines « telles qu’elles existent sont
des créations coloniales », l’anthropologue Jean-Loup Amselle nie donc l’existence
des peuples qu’il a pourtant pour vocation et pour mission d’étudier. Le paradoxe
est d’autant plus réel qu’au même moment, l’histoire de ces mêmes peuples a été
introduite dans les programmes français du cycle secondaire…Ferait-on donc
étudier à nos enfants des peuples qui n’existèrent pas ?
Une question mérite donc d’être posée à l’anthropologue Jean-Loup
Amselle : à la fin du XIX° siècle, quand débuta la colonisation, les Peul,
les Bambara, les Malinké, les Maures, les Songhay et les Touareg au Mali, les
Tutsi et les Hutu au Rwanda, les Darod et les Saab en Somalie, les Sotho, les
Zulu et les Xhosa en Afrique du Sud, les Ovimbundu et les Kongo en Angola, les Kru et les Mano au Liberia,
les Temné et les Mendé en Sierra Leone, les Baoulé et les Bété en Côte
d’Ivoire, les Gbaya et les Zandé en RCA, les Tama et les Toubou au Tchad, etc.,
existaient-ils, oui ou non ?
La réponse ne fait aucun doute : ces ethnies existaient. Il ne
s’agit pas là d’une affirmation ou d’une croyance, mais du résultat de la
convergence de multiples éléments de connaissance qui sont notamment, mais
pas exclusivement, l’histoire et les traditions des peuples en question, les observations
des premiers voyageurs, les études faites par les administrations coloniales, les
travaux des instituts de recherche dont le prestigieux IFAN, l’ancien Institut
français d’Afrique noire, les nombreuses études récentes menées dans le domaine
de l’ethno-histoire ou encore de la linguistique etc.
Or, tout cela ne compte pas pour des universalistes aveuglés par leur
idéologie. Ces négateurs des enracinements refusent en effet de voir qu’en
Afrique comme partout ailleurs dans le monde, l’Histoire s’écrit autour des Peuples, donc des ethnies. Comme
Jean-Jacques Rousseau dans l’introduction du Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les
hommes, ils commencent donc « par écarter tous les faits, car ils ne
touchent point à la question ». Loin de la méthode expérimentale, nous
sommes là dans le domaine de la croyance religieuse.
Certaines ethnies africaines furent certes influencées, transformées, utilisées,
parfois même valorisées ou au contraire rabaissées durant la brève parenthèse
coloniale. Cependant, outre qu’influence et origine n’ont pas le même sens, et
à moins de procéder par syllogisme, une telle reconnaissance n’autorise pas à
affirmer que les ethnies africaines furent des « créations
coloniales ».
Certes encore, sur les centaines d’entre ces ethnies, une poignée fut fabriquée
par les colonisateurs quand, par souci administratif, ils regroupèrent sous un
seul vocable, le plus souvent un acronyme, plusieurs clans ou tribus. Mais,
dans la quasi-totalité des cas, les membres de ces nouveaux ensembles étaient
apparentés et ils revendiquaient des ancêtres communs. Trois exemples permettront
d’y voir plus clair :
- Meru est un ethnonyme regroupant huit petites tribus apparentées aux
Kikuyu et unies par la langue et par la filiation puisque leurs membres
prétendent descendre d’un ancêtre fondateur commun ; il s’agit des Igembe,
des Kienjai, des Muthara, des Thaîcho, des Munithû, des Ogoji, des Mwimbî et
des Chuka.
- Kalenjin est un autre ethnonyme
désignant un ensemble de huit autres petites tribus parentes, les
Cherangani, les Elgeyo, les Kipsigi, les
Marakwet, les Nandi, les Pokot, les Sabaot et les Tugen.
- En Afrique du Sud, Fingo est également un ethnonyme créé quant à lui
par des missionnaires chrétiens qui regroupèrent sous ce vocable des fugitifs
nguni appartenant à diverses tribus elles aussi parentes.
En dehors de ces cas et de quelques autres, tous clairement identifiés
et étudiés, les autres ethnies africaines existaient bien au moment de la
conquête coloniale. Soutenir le contraire est une aberration scientifique.
Toujours dans le même numéro de Marianne,
Jean-Loup Amselle déclare qu’avec les ethnies : « On a fabriqué des catégories intangibles
alors que tout était auparavant beaucoup plus labile et fluide. En assignant aux personnes une
culture définie, on présume de l’identité que les gens se choisissent. On les
enferme dans des cases, et on leur enlève toute possibilité de choix».
Jean-Loup Amselle qui insiste sur la notion de « fabrication »
des ethnies, cherche à faire croire qu’avant la colonisation il était possible
aux Africains de choisir la leur. Une telle affirmation est proprement
sidérante dans la bouche d’un anthropologue et cela au simple regard de la
filiation, des généalogies familiales et du culte des ancêtres, socle des
sociétés africaines qu’il est chargé d’étudier.
Voudrait-il donc faire croire que dans le Mali précolonial il était
loisible à des Bambara de se déclarer Peul et à des Touareg de s’affirmer Malinké? Si tel était le cas, Jean-Loup Amselle
pourrait également soutenir qu’en Afrique du Sud les Sotho pouvaient choisir de
devenir Ndebele et qu’au Rwanda les Hutu et les Twa avaient la possibilité
de s’affirmer Tutsi…N’en déplaise aux universalistes, les Africains ne sont pas
comme la chauve-souris de Jean de la Fontaine ; ils ne sont pas tantôt oiseau,
tantôt muridé car ils savent bien d’où ils viennent et quelles sont leurs
racines…Même si, à la marge, existaient les mêmes que ceux qui, au Rwanda,
furent désignés sous le nom de « troqueurs d’ethnie » après la
révolution de 1959, quand les Tutsi furent renversés par les Hutu.
Quoiqu’il en soit, le postulat idéologique soutenu par
Jean-Louis Amselle est contredit par l’histoire car les Etats précoloniaux de
la région sahélienne furent tous construits par des ethnies bien identifiées
qui en soumirent d’autres, elles aussi parfaitement connues. Or, ces Etats ne furent pas des
« melting-pot » dans lesquels l’appartenance ethnique était
« labile et fluide » ; même quand ils débouchèrent exceptionnellement
sur des ensembles pluriethniques puisque ce furent des entreprises sans
lendemain. C’est ainsi que le délitement du royaume du Mali et de l’empire
Songhay se traduisit par la reprise d’autonomie, et sous leur nom, des ethnies
qui y avaient été un moment englobées. Les contre-exemples sont rares :
entité toucouleur ou bien certains empires musulmans nés des jihad qui
furent des « agglomérateurs » ou des « coagulateurs » ethniques
partiels et le plus souvent momentanés.
Revenons un instant sur le lien attesté entre ethnie et Etat
qui permet de mesurer l’ampleur de la dérive intellectuelle de Jean-Loup
Amselle.
- Aux X°-XI° siècles, le royaume de Ghana fut fondé par les
Soninké qui s’imposèrent à la fois aux Berbères du royaume d’Aouadagost et aux
ethnies noires environnantes. Or, les Soninké existaient encore en tant
qu’ethnie au moment de la colonisation, 800 ans plus tard.
- Dans l’actuel Mali, le royaume Songhay qui dominait la
région au XV° siècle, soit plus de 400 ans avant la colonisation, fut une
création de l’ethnie éponyme laquelle commandait à des ethnies tributaires, à
commencer par une partie des Touareg Iforas. Or, les Songhay existaient toujours
en tant qu’ethnie quand débuta la colonisation.
A l’intérieur de ces deux Etats, ni dans un cas, ni dans
l’autre, il n’y eut « labilité » ou « fluidité » parmi les
peuples soumis ou tributaires puisqu’ils conservèrent leur identité jusqu’à
aujourd’hui.
Le même phénomène se retrouve partout en Afrique. Plus au
sud, dans les royaumes Ashanti, Fanti ou Baoulé, eux aussi forgés par les ethnies éponymes, les
peuples conquérants ou conquis conservèrent ou préservèrent leur personnalité et
leur nom jusqu’au moment où se fit la colonisation.
Au Rwanda, l’appartenance à l’une ou l’autre des ethnies était codifiée et elle était aussi
définitive que le sexe. On naissait Tutsi ou Hutu, on ne le devenait pas. Pour
Jean-Pierre Chrétien, qui, sur ce point, appartient à la même école de pensée
que Jean-Loup Amselle, cette réalité n’est qu’une illusion, un
« fantasme » résultant, selon son expression, de la « pensée
gobinienne » des colonisateurs. L’anathème est facile, mais comme l’idéologie de
la différence véhiculée par les Tutsi reposait sur le mythe de Kigwa lequel
date du XIIe siècle, on voit mal en quoi Gobineau et la colonisation pourraient
y être pour quelque chose…
Pendant que ces messieurs du boulevard
Raspail, siège de l’Ehess, consacrent leur temps et les crédits qui leur sont
alloués à des divagations intellectuelles autrement nommées élucubrations,
leurs homologues anglo-saxons
travaillent sur le réel, sur l’ethno-histoire. Voilà qui explique largement pourquoi
l’africanisme français n’est plus aujourd’hui que la pauvre petite butte témoin
d’une idéologie moribonde, une sorte de discipline fossile dont les derniers grands
prêtres clament dans la solitude de leur désert philosophique que les ethnies sont nées de la même
manière que Lucinde fut reconnue muette…
Plus grave, et même moralement difficilement acceptable, en plus d’être
une aberration scientifique, le postulat de l’origine coloniale des ethnies
revient à soutenir que l’Afrique d’avant
les Blancs n’avait pas d’histoire, qu’elle n’était qu’un conglomérat d’individus,
une masse indifférenciée de populations aux appartenances molles et floues
ultérieurement structurées en ethnies par la colonisation... Existe-t-il une
vision plus méprisante, plus paternaliste, plus mutilante et en définitive plus
raciste de l’Afrique et des Africains?
Bernard Lugan
14/02/13