dimanche 31 janvier 2021

L'Afrique Réelle n°134 - Février 2021


























Sommaire

Numéro spécial : La Libye dix ans plus tard
- La Libye du colonel Kadhafi
- La situation actuelle
- La réalité tribale
- Les singularités du Fezzan
Histoire : 
Des Grecs au roi Idriss, trois millénaires d’histoire
Dossier : Turquie et Libye, cinq siècles d’histoire commune
- Le pachalik de Tripoli (1560-1911)
- La confrontation Turquie-Italie en Libye (1911-1917)
- Les dessous du grand retour de la Turquie

Editorial de Bernard Lugan

Il y a dix ans, au mois de février 2011, éclatait la guerre civile de Libye. Le 10 mars Nicolas Sarkozy s’immisça dans ce conflit interne en reconnaissant une délégation de rebelles comme représentant la légalité libyenne !!! 
La France entra ensuite dans un conflit dans lequel ses intérêts n’étaient aucunement en jeu. Le 19 mars, elle obtint de l’ONU l’autorisation d’emploi de l’aviation afin de « protéger les civils », en réalité, les milices islamistes de Cyrénaïque et les Frères musulmans de Misrata…

Le but officiel de la guerre décidée par Nicolas Sarkozy était l'établissement d'un Etat de droit. Son résultat fut que les structures étatiques libyennes disparurent, cédant la place à des affrontements de milices islamo-mafieuses. Quant au vide libyen, il eut des conséquences sur toute la zone tchado-nigériane et sur une partie de la BSS. Sans parler de la création d’une pompe aspirante migratoire.
Cette intervention fit éclater les alliances tribales sur lesquelles reposait la stabilité politique de la Libye. Le régime du colonel Kadhafi avait en effet réussi à faire cohabiter centre et périphérie, en articulant les pouvoirs et la rente des hydrocarbures sur les réalités locales. 

Politiquement, la Libye se caractérise en effet par la faiblesse du pouvoir central par rapport aux permanences tribales. Véritables « fendeurs d'horizons », les tribus les plus fortes contrôlent ces couloirs de nomadisation reliant la Méditerranée à la région tchadienne à travers lesquels se font les trafics d'aujourd'hui (drogue et migrants) et s'ancrent les solidarités jihadistes. 
Faute d'avoir pris en compte ces données, ceux qui, au nom de l'illusion démocratique, déclenchèrent la calamiteuse intervention de 2011, sont les responsables de l'actuel chaos. En effet, les deux clés de la vie politique libyenne sont le tribalisme et le fédéralisme.

1) La Libye est naturellement multi centrée et le renversement du colonel Kadhafi a amplifié cette réalité en donnant naissance à de multiples lieux de pouvoir indépendants et à des rivalités de légitimités nées de la guerre. Stabiliser la Libye ne peut donc se faire qu’en prenant en compte son archéologie tribale[1]. L’échec de l’Etat islamique aurait pourtant pu servir de leçon. Ce fut en effet la définition tribale du pays qui fut l’obstacle au califat universel prôné par l’EI, les fortes identités tribales ayant rendu impossible la greffe d’un mouvement composé majoritairement d’étrangers. Comment donc prétendre vouloir mettre un terme au conflit actuel quand les tribus, pourtant les seules vraies forces politiques du pays sont écartées des négociations ? 

2) La Libye n’a pas de centre unificateur. Les trois provinces la composant n'ont aucun point de soudure et sont séparées par une masse saharienne vide à 95%, alors que plus de 80% de la population est concentrée sur une étroite bande côtière.

La solution passe donc par deux impératifs :
1) La reconstitution des alliances tribales  forgées par le colonel Kadhafi.
2) Un vrai fédéralisme, car la Cyrénaïque n’acceptera jamais la fiction d’un Etat libyen dominé par la Tripolitaine… et vice-versa.

samedi 23 janvier 2021

Rapport Stora : comment prétendre sérieusement vouloir « pacifier » les mémoires quand celle de l’Algérie repose sur une histoire fondée sur le ressentiment anti-français ?

Pacifier les mémoires, certes, mais à condition :

1) Que cela ne soit pas une fois de plus à sens unique… Or, les principales mesures préconisées par le Rapport Stora incombent à la partie française alors que du côté algérien il  est simplement demandé des vœux pieux…

2) Que la mémoire algérienne ne repose plus sur une artificielle construction idéologique car, comme l’a joliment écrit l’historien Mohammed Harbi, « L’histoire est l’enfer et le paradis des Algériens ». 

Enfer parce que les dirigeants algériens savent bien qu’à la différence du Maroc millénaire, l’Algérie n’a jamais existé en tant qu’Etat et qu’elle est directement passée de la colonisation turque à la colonisation française. (Voir à ce sujet mon livre Algérie l’histoire à l’endroit).

Paradis parce que, pour oublier cet « enfer », arc-boutés sur un nationalisme pointilleux, les dirigeants algériens vivent dans une fausse histoire « authentifiée » par une certaine intelligentsia française…dont Benjamin Stora fait précisément partie….

Voilà donc pourquoi, dans l’état actuel des choses, la « réconciliation » des mémoires est impossible. Voilà aussi pourquoi toutes les concessions successives, toutes les déclarations de contrition que fera la France, seront sans effet tant que l’Algérie n’aura pas réglé son propre non-dit existentiel. Et cela, les « préconisations » du Rapport Stora sont incapables de l’obtenir, puisque, pour l’Algérie, la rente-alibi victimaire obtenue de la France, notamment par les visas, est un pilier, non seulement de sa propre histoire, mais de sa philosophie politique…

Un peu de culture historique permettant de comprendre pourquoi, il est donc singulier de devoir constater que l’historien Benjamin Stora a fait l’impasse sur cette question qui constitue pourtant le cœur du non-dit algérien. Au moment de l’indépendance, la priorité des nouveaux maîtres de l’Algérie fut en effet d’éviter la dislocation. Pour cela, ils plaquèrent une cohérence historique artificielle sur les différents ensembles composant le pays. Ce volontarisme unitaire se fit à travers deux axes principaux :

1) Un nationalisme arabo-musulman niant la composante berbère du pays. Résultat, les Berbères furent certes « libérés » de la colonisation française qui avait duré 132 ans, mais pour retomber aussitôt dans une « colonisation arabo-musulmane » qu’ils subissaient depuis plus de dix siècles…

2) Le mythe de l’unité de la population levée comme un bloc contre le colonisateur français, à l’exception d’une petite minorité de « collaborateurs », les Harkis. Or, la réalité est très différente puisqu'en 1961, 250.000 Algériens servaient dans l’armée française, alors qu’à la même date, environ 60.000 avaient rejoint les rangs des indépendantistes[1].

Or, cette fausse histoire constitue le socle du « Système » algérien, lequel se maintient contre le peuple, appuyé sur une clientèle régimiste achetée par les subventions et les passe-droits. Ce même « Système » qui, à chaque fois qu’il est en difficulté intérieure, lance des attaques contre la France.

N’en déplaise à Benjamin Stora, voilà qui n’autorise pas à croire à sa volonté d’apaisement mémoriel.

La suite de cette analyse est réservée aux abonnés à l'Afrique Réelle. 

Pour vous abonner, cliquer ici


[1] Soit 15.200 réguliers et auxiliaires selon le 2° Bureau français  et 35.000 pour Benyoucef Benkheda, président du GPRA (Gouvernement provisoire de la République algérienne). En plus de ces combattants de l’intérieur, 32000 servaient dans l’ALN, l’armée des frontières, dont 22.000 en Tunisie et 10.000 au Maroc. Le détail de ces chiffres est également donné dans mon livre Algérie l’histoire à l’endroit.

jeudi 14 janvier 2021

Interview pour Le360

dimanche 3 janvier 2021

Mali : allons-nous continuer encore longtemps à faire tuer nos soldats parce que les décideurs français ignorent ou refusent de prendre en compte les réalités ethno-politiques locales ?

C’est très probablement en représailles de la mort de Bag Ag Moussa, un des principaux adjoints du chef touareg Iyad ag Ghali tué par Barkhane le 10 novembre 2020, que deux Hussards de Chamborant (2° de Hussards), ont perdu la vie le samedi 2 janvier, à quelques kilomètres de la base de Ménaka, quand leur VBL (véhicule blindé léger) a sauté sur une mine.

A la différence de la mort de nos trois hommes du 1° Régiment de Chasseurs de Thierville survenue le lundi 28 décembre, au sud de Gao, l’explosion qui a provoqué celle des deux Hussards s’est produite plus au nord, dans une région qui était devenue « calme », les décideurs français semblant avoir enfin compris qu’ici, nous ne sommes pas face au même jihadisme que plus au sud. Comme je ne cesse de le dire depuis des années, et comme je le montre dans mon livre Les Guerres du Sahel des origines à nos jours, ici, le conflit n’est en effet pas à racine islamiste puisqu'il s’agit d’une fracture inscrite dans la nuit des temps, d’une résurgence ethno-historico-économico-politique touareg conjoncturellement abritée derrière le paravent islamiste.

Pour bien comprendre la situation, il nous faut revenir en arrière, au mois de juin 2020 avec la mort de l’Algérien Abdelmalek Droukdal, le chef d’Al-Quaïda pour toute l’Afrique du Nord et pour la bande sahélienne, abattu par l’armée française sur renseignement algérien. Cette liquidation qui libérait le Touareg Iyad ag Ghali de toute sujétion à l’Arabe Abdelmalek Droukdal, s’inscrivait dans le cadre d’un conflit ouvert qui avait éclaté entre les deux branches du jihadisme régional. L’EIGS (Etat islamique dans le Grand Sahara), rattaché à Daech prône en effet la disparition des ethnies et des Etats et leur fusion dans le califat universel. Tout au contraire, le groupe d’Al-Qaïda, dirigé par Iyad ag Ghali « associé » aux services algériens privilégie l’ethnie touareg et ne demande pas la disparition du Mali.

Le coup d’Etat qui s’est produit au Mali au mois d’août 2020, a ensuite permis de donner toute liberté à la négociation entre Bamako et la branche locale d’Aqmi, avec pour but de régler le conflit du nord Mali. Pour la France, l’opération était entièrement profitable car cela permettait de fermer le front du nord.

Même si nous avons perdu ce « doigté » qui était une de nos spécialités à l’époque des « Affaires indigènes » et ensuite des emprises militaires permanentes, dans la durée, avec des unités dont c’était la culture, il allait donc être possible, avec un minimum d’intelligence tactique, et en jouant sur cette opposition entre jihadistes, de laisser se régler toute seule la question du nord Mali. Et cela, afin de commencer à nous désengager après avoir concentré tous nos moyens sur la région des « 3 frontières », donc sur l’EIGS, et également sur certains groupes peul jouant sur plusieurs tableaux à la fois[1].

Or, le 10 novembre 2020, une insolite opération française menée près de Ménaka, donc en zone touareg, s’est soldée par la mort de Ba Ag Moussa, un des principaux adjoints de Iyad ag Ghali. Les Touareg ayant pris cette action comme une provocation, il était donc clair qu’ils allaient mener des représailles.

Par devoir de réserve, je n’ai alors pas commenté cette opération sur mon blog, mais j’ai prévenu « qui de droit » que les Touareg allaient, d’une manière ou d’une autre, venger la mort de Ba Ag Moussa et qu’il allait falloir être vigilants dans la région de Ménaka. D’autant plus que, alors que, depuis plusieurs mois, les opérations françaises avaient évité la zone touareg, les derniers temps, elles y avaient repris. Comme si un changement de stratégie avait été décidé à Paris, un peu « à l’américaine », c’est-à-dire en « tapant » indistinctement tous les GAT (Groupes armées terroristes) péremptoirement qualifiés de « jihadistes », et peut-être pour pouvoir « aligner du bilan ». Une stratégie sans issue reposant sur une totale méconnaissance des réalités ethno-politiques locales, et dont nos soldats viennent de payer le prix sur le terrain.

Le signal donné par les Touareg étant donc clair, aux autorités françaises d’en tirer maintenant les leçons. Veulent-elles oui ou non ré-ouvrir à Barkhane un deuxième front au nord ?

En ce jour de tristesse, j’ai une pensée particulière pour le sergent Yvonne Huynh, avec lequel, à la veille de son deuxième séjour au Mali, j’avais longuement échangé sur les causes profondes du conflit, et je tiens, à travers ce communiqué, à faire part de mes sincères condoléances aux « Frères bruns », ses camarades de Chamborant hussards.

Bernard Lugan

[1] L’on pourra à ce sujet se reporter à mon communiqué en date du 24 octobre 2020 intitulé « Mali : le changement de paradigme s’impose ».

samedi 2 janvier 2021

L'Afrique Réelle n°133 - Janvier 2021


Sommaire


Dossier : L’année 2020 en Afrique, bilan et perspectives pour 2021
- L’Afrique du Nord dix ans après le désastre des « printemps arabes »
- Une économie africaine sinistrée
- Le Sahel : entre jihadisme « universaliste » et jihadisme « ethnique »
- Du trou noir du bassin du Congo à la Corne de l’Afrique et au naufrage sud-africain
- La Turquie et l’Afrique
 
Anniversaire :
La tragique et sanglante illusion des « printemps arabes »


Editorial de Bernard Lugan

En Afrique, l’année 2020 s’est terminée comme elle avait commencé, avec plusieurs grandes zones de conflictualité :

- En Libye, pays coupé en deux entités, la Tripolitaine à l’Ouest et la Cyrénaïque à l’Est, la Turquie à travers le gouvernement de Tripoli et l’Egypte, à travers le maréchal Haftar sont l’arme au pied. Le maréchal Haftar contrôle les terminaux pétroliers du golfe des Syrtes et la Turquie veut les conquérir. Pour l’Egypte, ce serait un casus belli et elle a prévenu que, dans ce cas, son armée interviendrait. 

- Dans la BSS (Bande sahélo-saharienne), la grande nouveauté est la guerre ouverte entre Daech dont le but est d’instaurer un califat transethnique et transnational, et Aqmi qui a évolué localement vers un ethno-jihadisme.

- Dans la Corne, la principale question est de savoir si l’Ethiopie est oui ou non à la veille d’une évolution de type yougoslave, ou au contraire en phase de recomposition autour des Oromo qui ont marginalisé les Amhara et écrasé les Tigréens. 

- En Afrique centrale, de la RCA à la région du lac Albert, le trou noir n’est pas prêt d’être comblé. Quant au Mozambique, le jihadisme semble s’y enraciner dans la partie septentrionale du pays limitrophe de la Tanzanie. 
A la fin de l’année 2020, un « vieux » conflit a balbutié au Sahara occidental où, moribond, le Polisario a vainement tenté de couper la route reliant le Sénégal à la Méditerranée, route qui passe à travers le Sahara marocain. Désormais, la question est de savoir si l’Algérie a encore intérêt à porter à bout de bras un Polisario, sorte de butte témoin des guerres du temps de la « guerre froide » d’avant 1990, et dont une partie des derniers membres a rejoint l’état islamique (Daech), ennemi mortel d’Alger.

Politiquement, l’année 2020 a vu se dérouler nombre d’élections, qui, quasiment toutes, n’ont fait que confirmer les rapports ethno-démographiques, les peuples les plus nombreux l’emportant mathématiquement sur les moins nombreux. Or, cette ethno-mathématique électorale est la clé de la question politique africaine.

En 2020, dix ans après le début des désastreuses nuées du « printemps arabe », l’Afrique du Nord est revenue au point de départ, à savoir que le principal problème y est démographique. Comme les naissances y vont plus vite que le développement, de l’Egypte au Maroc, les problèmes sociaux constituent donc autant de bombes à retardement. A cela, s’ajoutent des problèmes spécifiques. Ainsi la question des eaux du Nil qui a créé une situation quasi conflictuelle entre l’Egypte et l’Ethiopie, et les tentatives désespérées du « Système » algérien pour se survivre à lui-même.