La mort de Daniel Lefeuvre est une perte immense pour la minuscule phalange des africanistes libres, eux qui, dans les Thermopyles de la pensée, ont décidé de combattre jusqu’au bout les masses du bas clergé universitaire porteuses du politiquement correct.
Né le 11 août 1951 et mort le 4 novembre 2013, le brillant universitaire qu’était Daniel Lefeuvre avait suivi la voie ouverte par Jacques Marseille qui fut son directeur de thèse. Après que ce dernier eut magistralement prouvé que, loin de les avoir pillées, la France s’était appauvrie dans ses colonies[1], Daniel Lefeuvre, alors professeur à l’université de Paris VIII, démontra dans un livre fondateur[2] que l’Algérie fut un insupportable fardeau pour la France et que, loin de l’avoir pillée, la France s’y ruina.Une telle remise en cause de la doxa
marxisto-tiers-mondiste venant d’un ancien communiste
provoqua un véritable déchaînement de haine chez les
« bien-pensants ».
La thèse de Daniel Lefeuvre renversait les dogmes et les idées-recues.
Que l’on en juge : en 1959, toutes
dépenses confondues, la « Chère Algérie » engloutissait à elle seule 20%
du budget de l’Etat français, soit davantage que les budgets additionnés de
l’Education nationale, des Travaux publics, des Transports, de la Reconstruction
et du Logement, de l’Industrie et du Commerce !
En soulageant les misères des populations algériennes et en faisant
reculer la mortalité infantile la France avait créé les conditions d’une
catastrophe qu’elle s’était elle-même condamnée à gérer. Résultat du dévouement
et de l’efficacité du corps médical français, à partir de 1945, chaque année 250 000
naissances nouvelles étaient comptabilisées en Algérie, soit un accroissement
de 2,5 à 3% de la population d’où un doublement tous les 25 ans. Or, depuis les
années 1930 les ressources locales stagnaient et depuis 1935 le territoire n’était
plus en mesure de nourrir sa population. La France devait donc, et toujours aux
frais du contribuable métropolitain, y importer grains, pommes de terre,
viande, laitages etc., Même l’huile produite localement ne suffisait plus à la
consommation.
L’image d’Epinal de l’Algérie « grenier » de la France
s’envolait ainsi sous le froid scalpel de l’historien économiste.
Daniel Lefeuvre montrait ainsi que l’Algérie s’enfonçait inexorablement
dans le néant, les gouvernements français successifs se contentant
d’accompagner financièrement une crise allant en s’aggravant année après année,
tout en nourrissant les bouches nouvelles, en bâtissant des hôpitaux, des
écoles, des routes, des ponts et en tentant de créer artificiellement des milliers d’emplois.
A l’exception de Vichy qui tenta une audacieuse politique
d’industrialisation qui ne fut pas poursuivie après la Libération, aucun gouvernement
n’osa lancer les indispensables grandes réformes structurelles. Aucun n’osa
poser la question du nécessaire désengagement, l’appartenance de l’Algérie à
l’ensemble français étant alors une
évidence pour tous les partis politiques, de droite comme de gauche, parti
communiste compris. Mais l’aveuglement avait un coût que les économistes
et les milieux patronaux métropolitains évaluèrent. Lucides et inquiets ils
tirèrent la sonnette d’alarme. En vain.
En 1953 les politiques durent se
rendre enfin à l’évidence car les recettes locales ne permettaient plus de
faire face aux dépenses de fonctionnement. L’Algérie était bel et bien en
faillite.
En 1952, anticipant en quelque sorte la situation, le gouvernement de
l’époque avait demandé au parlement le vote de 200 milliards d’impôts nouveaux,
tout en étant contraint de faire des choix budgétaires douloureux. Pour aider
encore davantage l’Algérie il fallut donc faire patienter la Corrèze et le Cantal.
Le sacrifice des Français de France fut alors double puisque leurs impôts
augmentaient tandis que les engagements de l’Etat dans les domaines routiers,
hospitaliers, énergétiques, etc., étaient amputés ou retardés.
« Tutrice généreuse », la France couvrait « avec
constance les découverts de sa pupille », et l’implication du budget
national dans les déséquilibres algériens allait sans cesse en augmentant.
C’est ainsi que, de 1949 à 1953 le volume des investissements sur fonds publics
en francs courants atteignit 305 milliards dont les 4/5° assurés par l’Etat
français. De 1952 à 1956 les ressources d’origine métropolitaine affectées au
financement du 2° plan d’équipement passèrent de 50% à plus de 90%. Le pic de l’aberration
fut même atteint avec le « Plan de Constantine » annoncé par le
général De Gaulle le 3 octobre 1958 et qui, lui aussi, prétendait apporter
une réponse économique à des problèmes sociaux, démographiques, culturels et
politiques.
L’addition des sommes versées par l’Etat français, donc par nos parents ou nos grands-parents,
donne le vertige :
- Durant les seuls 9 premiers mois de 1959 les crédits d’investissement
en Algérie atteignirent 103,7 milliards dont
71,5 milliards directement financés par le Trésor français.
-De 1950 à 1956, la seule industrie algérienne reçut, hors secteur
minier, en moyenne 2 395 millions d’anciens francs annuellement.
- En 1959 et en 1960 cette somme atteignit en moyenne 5 390 millions.
Entre 1959 et 1961, pour le seul « plan de Constantine », les industries
métropolitaines investirent 27,40 milliards d’anciens francs hors secteur des
hydrocarbures. Les industriels français étaient-ils soudainement devenus
philanthropes, eux qui s’étaient jusque là prudemment tenus à l’écart de la
« chère Algérie » ? Daniel Lefeuvre donne l’explication cette
soudaine « générosité » : « le prix des créations d’usines
en Algérie (a) été payé par les
contribuables métropolitains grâce à un cadeau de 90 millions d’anciens francs
fait par l’Etat à chaque industriel » !
Quels intérêts la France avait-elle donc à défendre en Algérie pour s’y
ruiner avec une telle obstination, avec
un tel aveuglement ? La réponse est claire : économiquement aucun !
Et pourtant : « Que d’articles, de déclarations, de discours pour
rappeler que l’Algérie est le premier client de la France ! Que de
sottises ainsi proférées sur le nombre d’ouvriers français qui travaillaient
grâce aux commandes passées par l’Empire ! » écrit Daniel Lefeuvre.
Qu’il s’agisse des minerais, du liège, de l’alpha, des vins, des agrumes
etc., toutes les productions algériennes
avaient en effet des coûts supérieurs à ceux du marché. En 1930 le prix du
quintal de blé était de 93 francs en métropole alors que celui proposé par l’Algérie
variait entre 120 et 140 f, soit 30 à
50% de plus.
C’est parce que la France payait sans discuter que l’Algérie pouvait
pratiquer ces prix sans rapport avec les cours mondiaux ce qui, en 1934, fit
tout de même dire au rapporteur général de la Commission des finances des
Assemblées financières algériennes : « Il n’y a pas d’exemple
assurément que par sa législation protectrice, par son économie dirigée, l’Etat
ait fait subir à la loi naturelle de l’offre et de la demande une aussi
profonde mutilation ».
Résultat d’une telle politique, l’Algérie qui avait vu se fermer tous
ses débouchés internationaux en raison de ses prix n’eut bientôt plus qu’un
seul client et un seul fournisseur, la France, qui continuait d’acheter à des
cours largement supérieurs au marché des productions qu’elle avait déjà
largement payées puisqu’elle n’avait cessé de les subventionner !
Le plus insolite est que l’Algérie ne fit aucun effort tarifaire dans sa
direction, dévorant sans gène une rente de situation assurée par les impôts des
Français. Ainsi, entre 1930 et 1933, alors que le vin comptait pour près de 54%
de toutes ses exportations agricoles, le prix de l’hectolitre qu’elle vendait à
la France était supérieur de 58% à celui produit en Espagne, ce qui n’empêchait
pas la métropole de se fermer au vin
espagnol pour s’ouvrir encore davantage au sien…
Daniel Lefeuvre a également démontré que, contrairement aux idées
reçues, la main d’œuvre industrielle en
Algérie était plus chère que celle de la
métropole. Un rapport de Saint-Gobain daté
de 1949 en évalue même le surcoût : « pour le personnel au mois, la
moyenne des (rémunérations versées) ressort à 27000 f pour la métropole contre
36000 f en Algérie (…) Par comparaison avec une usine métropolitaine située en
province, l’ensemble des dépenses, salaires et accessoires est de 37% plus
élevée ».
L’industrialisation de l’Algérie était donc impossible, sauf à
rembourser ce surcoût aux industriels. C’est d’ailleurs ce que fit la France comme
le montre l’exemple de la verrerie particulièrement bien étudié par Lefeuvre. En
1945 une bouteille fabriquée en Algérie coûtant 78% de plus que la même
bouteille produite en métropole, il valait mieux importer que de fabriquer sur
place. Un accord fut alors conclu entre les Verreries d’Afrique du Nord (VAN),
la Caisse des marchés de l’Etat et le Crédit national : les VAN s’engageaient
à produire en Algérie même des
bouteilles et des dérivés puis à les mettre sur le marché à un prix agréé par
le Gouvernement général de l’Algérie ; en contrepartie l’Etat prenait à
son compte les pertes. Quant aux investissements nécessaires à la relance de la
fabrication et qui étaient de 150 millions
de f de 1946 ils étaient assurés pour 50 millions par l’Etat et les 100
millions restants par emprunt du Crédit national avec garantie étatique. De
plus, pour faire face aux dépenses de fabrication, les VAN disposeraient de
crédits d’aval de 70 millions consentis par la Caisse des marchés.
Pour survivre, l’industrie algérienne devait non seulement disposer d’un
marché local protégé mais encore être subventionnée par l’Etat français…
La découverte des hydrocarbures en 1956 ne changea pas la donne et l’Etat
français fut contraint d’imposer quasiment à des compagnies réticentes une mise
en production qui débuta timidement entre 1957 et 1959 pour démarrer
véritablement en 1961. Ce pétrole était
en effet trop léger pour la transformation en fuel dont avait alors besoin l’industrie
française. De plus, à cette époque, le marché mondial était saturé et le
pétrole algérien entrait directement en concurrence avec le pétrole libyen plus
facile à exploiter et à écouler. Enfin, le brut algérien était cher : 2,08
$ le baril contre 1,80 $ au cours mondial. Une fois encore la France vola donc
au secours de l’Algérie en surpayant un pétrole dont elle avait pourtant
financé les recherches et la mise en exploitation !
Concernant l’immigration algérienne en France, et contrairement à tous
les poncifs, Daniel Lefeuvre a définitivement démontré qu’avec le statut du
20 septembre 1947 conférant la citoyenneté française aux musulmans d’Algérie, ce
fut la préférence nationale, en l’occurrence la préférence algérienne, que
choisirent les gouvernements de la IV° République. Contrairement à une autre
idée-recue, les choix des patrons métropolitains étaient au contraire à la main
d’oeuvre italienne, espagnole et portugaise mieux formée donc moins chère et
facilement assimilable. Comme l’écrit encore Daniel Lefeuvre, « contrairement
à une légende tenace, l’afflux d’Algériens en métropole, dans les années 1950,
ne répond pas aux besoins en main d’œuvre de l’économie française au cours des
années de reconstruction ou des Trente Glorieuses » ce qui détruit « l’imagerie
de rabatteurs, parcourant le bled, pour fournir à un patronat avide, la main d’œuvre
abondante et bon marché dont il serait friand ».
A lire ces lignes, on comprend que les Coquery-Vidrovitch, les Liauzu et
les Stora aient eu des brûlures d’estomac…
08/11/2013
Marseille, J., Empire colonial et
capitalisme français. Histoire d’un divorce. Réédition en 2005.
Daniel Lefeuvre Chère Algérie. La France et sa colonie
(1930-1962). 512 pages, 2005. Il s’agit de sa thèse remaniée pour le grand
public.