Trois événements de grande
importance rebattent le jeu géopolitique méditerranéen :
1) Le 7 novembre 2019, afin
de contrôler le tracé du gazoduc EastMed par
lequel se feront les futures exportations de gaz du gigantesque gisement de la
Méditerranée orientale vers l’Italie et l’UE, la Turquie a signé avec le GUN (Gouvernement d’Union nationale libyen), l’un
des deux gouvernements libyens, un accord redéfinissant les zones économiques exclusives (ZEE) des
deux pays. Conclu en violation du droit maritime international et aux dépens de
la Grèce et de Chypre, cet accord trace aussi artificiellement qu’illégalement,
une frontière maritime turco-libyenne au milieu de la Méditerranée.
2) La sauvegarde de cet
accord passant par la survie militaire du GUN, le 2 janvier 2020, le Parlement
turc a voté l’envoi de forces combattantes en Libye afin d’empêcher le général
Haftar, chef de l’autre gouvernement libyen, de prendre Tripoli.
3) En réaction, toujours le 2
janvier, la Grèce, Chypre et Israël ont
signé un accord concernant le tracé du futur gazoduc EastMed dont une partie du tracé a été placée unilatéralement en
zone maritime turque par l’accord Turquie-GUN du 7 novembre 2019.
Ces évènements méritent des explications:
Pourquoi
la Turquie a-t-elle décidé d’intervenir en Libye ?
La Libye fut une possession
ottomane de 1551 à 1912, date à laquelle, acculée militairement, la Turquie
signa le Traité de Lausanne-Ouchy par lequel elle cédait la
Tripolitaine, la Cyrénaïque et le Dodécanèse à l’Italie (voir à ce sujet mes
deux livres Histoire de la Libye et Histoire de l’Afrique du Nord des origines à nos jours).
Depuis la fin du régime
Kadhafi, la Turquie mène un très active
politique dans son ancienne possession en s’appuyant sur la ville de Misrata. A partir de cette dernière, elle alimente
les groupes armés terroristes sahéliens afin d’exercer un chantage sur la
France : « Vous aidez les Kurdes, alors nous soutenons les jihadistes
que vous combattez »…
A
Tripoli, acculé militairement par les forces du général Haftar, le GUN a demandé à la Turquie d’intervenir pour le
sauver. Le président Erdogan a accepté en échange de la signature de l’accord
maritime du 7 novembre 2019 qui lui permet, en augmentant la superficie de sa
zone de souveraineté, de couper la zone maritime économique exclusive (ZEE) de
la Grèce entre la Crête et Chypre, là où doit passer le futur gazoduc EastMed.
En
quoi la question du gaz de la Méditerranée orientale et celle de l’intervention
militaire turque en Libye sont-elles liées ?
En Méditerranée orientale,
dans les eaux territoriales de l’Egypte, de Gaza, d’Israël, du Liban, de la
Syrie et de Chypre, dort un colossal gisement gazier de 50 billions de m3 pour
des réserves mondiales de 200 billions de m3 estimées. Plus des réserves
pétrolières estimées à 1,7 milliards de barils de pétrole.
En dehors du fait qu’elle
occupe illégalement une partie de l’île de Chypre, la Turquie n’a aucun droit territorial
sur ce gaz, mais l’accord qu’elle a signé avec le GUN lui permet de couper
l’axe du gazoduc EastMed venu de
Chypre à destination de l’Italie puisqu’il passera par des eaux devenues unilatéralement
turques… Le président Erdogan a été clair à ce sujet en déclarant que tout
futur pipeline ou gazoduc nécessitera un accord turc !!! Se comportant en
« Etat pirate », la Turquie est désormais condamnée à s’engager militairement
aux côtés du GUN car, si les forces du maréchal Haftar prenaient Tripoli, cet
accord serait de fait caduc.
Comment
réagissent les Etats spoliés par la décision turque ?
Face à cette
agression, laquelle, en d’autres temps, aurait immanquablement débouché
sur un conflit armé, le 2 janvier, la Grèce, Chypre et Israël ont signé à Athènes un accord sur le futur
gazoduc EastMed, maillon important de
l’approvisionnement énergétique de l’Europe. L’Italie, point d’aboutissement du
gazoduc devrait se joindre à cet accord.
De son côté, le maréchal
Sissi a déclaré le 17 décembre 2019 que la crise libyenne relevait de « la
sécurité nationale de l’Egypte » et, le 2 janvier, il a réuni le Conseil de sécurité nationale. Pour
l’Egypte, une intervention militaire turque qui donnerait la victoire au GUN
sur le général Haftar représenterait en effet un danger politique mortel car
les « Frères musulmans », ses implacables ennemis, seraient alors sur
ses frontières. De plus, étant économiquement dans une situation désastreuse,
l’Egypte, qui compte sur la mise en chantier du gazoduc à destination de
l’Europe ne peut tolérer que ce projet, vital pour elle, soit remis en question
par l’annexion maritime turque.
Quelle
est l’attitude de la Russie ?
La Russie soutient certes le
général Haftar, mais jusqu’à quel point ? Quatre grandes questions se
posent en effet quant aux priorités géopolitiques russes :
1) La Russie a-t-elle intérêt
à se brouiller avec la Turquie en s’opposant à son intervention en Libye au moment
où Ankara s’éloigne encore un peu plus de l’OTAN ?
2) A-t-elle intérêt à voir la
mise en service du gazoduc EastMed qui
va fortement concurrencer ses propres ventes de gaz à l’Europe ?
3) Son intérêt n’est-il pas
que la revendication turque gèle la réalisation de ce gazoduc, et cela, pour
des années, voire des décennies, compte tenu des délais impartis aux cours
internationales de justice ?
4) A-t-elle intérêt à
affaiblir le partenariat qu’elle a établi avec la Turquie à travers le gazoduc Turkstream qui, via la mer Noire, contourne
l’Ukraine et qui va prochainement être mis en service. ? D’autant plus que
60% des besoins en gaz de la Turquie étant fournis par le gaz russe, si Ankara
pouvait, d’une manière ou d’une autre profiter de celui de la Méditerranée
orientale, cela lui permettrait d’être moins dépendante de la Russie…ce qui ne
ferait guère les affaires de cette dernière…
Et
si, finalement, tout n’était que gesticulation
de la part du président Erdogan afin d’imposer une renégociation du
Traité de Lausanne de 1923 ?
La Turquie sait très bien
que l’accord maritime passé avec le GUN est illégal au point de vue du droit
maritime international car il viole la Convention des Nations Unies sur le
Droit de la Mer (CNUDM) que la Turquie n’a pas signée. Cet accord est
également illégal au regard des Accords
de Skrirat du mois de décembre 2015 signés sous les auspices des Nations
Unies et qui constituèrent le GUN car ils ne donnent pas mandat à son chef,
Fayez el-Sarraj, de conclure un tel arrangement frontalier. De plus, n’ayant
que le Qatar pour allié, la Turquie se trouve totalement isolée
diplomatiquement.
Conscient de ces réalités,
et misant à la fois sur l’habituelle lâcheté des Européens et sur
l’inconsistance de l’OTAN effectivement en état de « mort cérébrale »,
le président Erdogan est soit un inconscient
jouant avec des bâtons de dynamite soit, tout au contraire, un
calculateur habile avançant ses pions sur le fil du rasoir.
Si la seconde hypothèse
était la bonne, le but de la Turquie serait donc de faire monter la pression
afin de faire comprendre aux pays qui attendent avec impatience les retombées
économiques de la mise en service du futur gazoduc EastMed, qu’elle peut bloquer le projet. A moins que l’espace
maritime turc soit étendu afin de lui permettre d’être partie prenante à
l’exploitation des richesses du sous-sol maritime de la Méditerranée orientale.
Or, pour cela, il conviendrait de réviser certains articles du Traité de Lausanne de 1923, politique qui
a déjà connu un début de réalisation en 1974 avec l’occupation militaire, elle
aussi illégale, mais effective, de la partie nord de l’île de Chypre.
Le pari est risqué car la
Grèce, membre de l’OTAN et de l’UE et Chypre, membre de l’UE, ne semblent pas
disposées à céder au chantage turc. Quant à l’UE, en dépit de sa congénitale
indécision, il est douteux qu’elle acceptera de laisser à la Turquie le
contrôle de deux des principaux robinets de son approvisionnement en gaz, à
savoir l’EastMed et le Turkstream.
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