Les
sanglantes attaques terroristes menées à Bamako le 20 novembre 2015 et à
Ouagadougou le 15 janvier 2016, font dire à certains journalistes spécialisés
dans les questions militaires[2] que « l’opération
Barkhane a été contournée » et que la question à la fois de son coût -700
millions par an-, et de son terme, doit donc être posée. Jean-Dominique Merchet
écrit même que « (…) Barkhane est victime du syndrome de la ligne Maginot.
Ces opérations empêchent l’ennemi de passer là où l’on a décidé qu’il ne
passerait pas, mais il n’en a cure et prend un autre chemin ».
Cet
avis rappelle la controverse Lyautey-Pétain quand, durant la guerre du Rif, le
second, qui ne connaissait le Maroc que par les cartes, reprochait au premier
sa manoeuvre d’étouffement d’Abd el-Krim parce qu’elle ne donnait évidemment
pas les résultats immédiatement visibles qu’aurait pu produire un frontal assaut
de tranchée... Oublions donc les visions métropolitaines et même à certains
égards « betteravières », pour ne prendre en compte que les réalités
des grands espaces de l’ouest africain. Or, ces derniers ne peuvent s’analyser
en chambre:
1) Les connaisseurs de la région savent que sans
quadrillage de l’immense zone saharo-sahélo-guinéenne, il est impossible
d’éradiquer le jihadisme. Or :
-
Nos moyens drastiquement réduits par le couple Sarkozy-Morin nous
l’interdisent.
- De plus, et même à supposer que nous
puissions couvrir toute cette région, nous ne contrôlerions pas pour autant l’Algérie,
la Libye et le Nigeria d’où pourraient être lancées des actions terroristes.
- Plus encore, nous n’aborderions toujours
que le volet militaire alors que le fond du problème devient de plus en plus
celui de la wahhabisation des populations de la bande sahélo-guinéenne qui
fournit un terreau fertile aux jihadistes.
2) Dans
ces conditions, à moins d’abandonner l’ouest africain pour consacrer tous nos
moyens à une illusoire « ligne Maginot » métropolitaine de type
« Sentinelle », que pouvons-nous faire d’autre que de perturber les
mouvements terroristes, limiter leur liberté d’action, empêcher leur coagulation
et couper leurs liaisons avec leurs bases de Libye ? Ce que fait
excellemment Barkhane…
Nous
avons en effet deux priorités :
- La première est de rendre la plus
hermétique possible la frontière entre la Libye et le Niger, afin d’éviter le
ré-ensemencement du jihadisme sahélien à partir de la Libye.
- La seconde est de protéger la région
du lac Tchad, pivot régional, afin d’éviter l’embrasement du Cameroun et de
toute la sous-région à partir du foyer allumé par Boko Haram.
Or, jusqu’à présent, Barkhane a parfaitement rempli cette double et difficile
mission, notamment, mais pas exclusivement, grâce aux implantations dans la
zone de la passe Salvador-Toumno-Madama.
Cependant,
et sur ce point Jean-Dominique Merchet a raison, et je ne cesse d’ailleurs de mettre
en garde mes auditoires militaires, car il ne faudrait pas que cette barrière
défensive installée dans le nord du Niger, devienne effectivement une « ligne
Maginot ». En plus d’être vulnérable[3], elle est en effet
facilement contournable à l’ouest, à partir des passes orientées est-ouest qui
tombent du plateau de l’Acacus pour confluer sur la frontière algérienne[4]. Les actuels bons rapports
que Paris et Alger entretiennent devraient (en principe…) mettre nos forces à
l’abri de mauvaises surprises venues de la région de la passe d’Anaï. Quant à
un contournement depuis l’est, c'est-à-dire par le Tchad, comme il devrait se
faire par l’espace de peuplement toubou, il se heurterait aux forces armées
tchadiennes et à nos éléments sur zone.
3) La
critique de Barkhane ignore un autre résultat essentiel de l’opération qui est que
les trafiquants commencent à se séparer des jihadistes. Nous sommes là au cœur du
problème :
- C’est en effet sur les réseaux de la
contrebande transsaharienne que se sont originellement greffés les jihadistes
repliés d’Algérie ;
- Or, les incessantes patrouilles de
Barkhane, même si elles ne sont pas prioritairement dirigées contre eux,
perturbent les trafics. Comme, de plus, les katibas jihadistes ont été défaites
et dispersées, comme elles ne disposent plus de leur sanctuaire des Iforas et
comme elles ne se meuvent plus en terrain conquis, elles n’inspirent donc plus
la même peur aux trafiquants qui voient leurs « affaires » péricliter
en raison de la guerre.
- Nous savons que pour ces derniers, la
question qui se pose est désormais simple : faut-il continuer à collaborer
avec des jihadistes dont la présence conduit les Français à « mettre le
nez » dans des activités de contrebande ancestrales et vitales pour les
populations de la zone ?
4) Bousculés dans la partie nord peu peuplée de la zone saharo-sahélienne, et s’y
sentant moins en sécurité qu’auparavant, les jihadistes ont replié leurs « états-majors »
en Libye, à l’abri de Barkhane. Parallèlement, ils ont ouvert les hostilités
plus au sud, dans la bande sahélo-guinéenne, d’où de nombreuses attaques dans
la région de Mopti au Mali et sur la frontière du Burkina Faso, là où les
populations sont en cours de wahhabisation. Le site Mondafrique nous apprend à
cet égard que pour la seule année 2013,
près de 722 missions « humanitaires
sont parties du Qatar vers le Burkina Faso (…) ». Or, ces « actions humanitaires qataries
servant de cheval de Troie à l’islam radical sont concentrées sur les zones frontalières
entre le Mali et le Burkina ».
Là
est désormais le vrai problème. Or, il échappe aux militaires de Barkhane puisqu’il
est politique : la France peut-elle lutter contre le jihadisme ouest
africain tout en continuant à privilégier des rapports politiques et commerciaux
avec un Qatar clairement à l’origine de la radicalisation des populations
de la zone que nous protégeons ?
En définitive,
1) Si nous allégions Barkhane, nous
provoquerions un appel d’air pour les jihadistes de la zone saharo-sahélienne
qui auraient tôt fait de reprendre le contrôle des régions d’où ils furent chassés par Serval, ainsi que des
réseaux de contrebande sur lesquels ils avaient ancré leur précédente implantation.
2) C’est tout au contraire à un
élargissement et à un renforcement de Barkhane que nous devrions procéder, mais
en y associant des unités mixtes franco-africaines à recrutement local,
c'est-à-dire ethno-régional et non national, dont l’élément français serait composé
d’éléments permanents, et dont les cadres, qui devraient parler la
langue de ceux qu’ils auraient à commander, auraient reçu une formation du type
des anciennes « Affaires indigènes ».
3) Enfin, dans l’optique de
l’intervention internationale qui devrait se faire en Libye, le rôle de Barkhane
serait d’une telle évidence qu’il est inutile de développer ce point.
Bernard Lugan
[2]
Notamment Jean-Dominique Merchet sur son blog Secret Défense.
[3]
Nous savons que les jihadistes cherchent
à y lancer une opération suicide doublée d’un assaut rapide dont les
conséquences politiques pourraient être dévastatrices.
[4] Voir à
ce sujet les cartes de mon « Atlas des guerres africaines ». Pour le commander, cliquer ici.
Bonjour à tous et merci à B Lugan pour cette analyse éclairante. Voici ma question : pourquoi l'Union Africaine et l'ONU ne renforcent-elles pas, militairement, le quadrillage des forces françaises Barkhane ?
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