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samedi 28 janvier 2012

Le Monde ou le Maccarthysme journalistique français

Dans un article d’une rare partialité que Le Monde en date du 27 janvier 2012 consacre au Rwanda, MM. Christophe Ayad et Philippe Bernard me citent de la manière suivante :  

« En 2004 il (Jean-Pierre Chrétien) a participé à une commission d'enquête citoyenne, mise en place par l'association Survie, pour dénoncer le rôle de la France. Cela a valu à Jean-Pierre Chrétien de virulentes attaques de l'historien Bernard Lugan, ancien maître de conférences à l'université Lyon-III, proche de l'extrême droite. Ce dernier a écrit plusieurs ouvrages pour innocenter François Mitterrand, l'armée française et l'Eglise catholique au Rwanda (François Mitterrand, l'armée française et le Rwanda, éditions du Rocher, 2005). Il a témoigné en faveur de génocidaires hutu poursuivis devant le TPIR ». 

Le lecteur du Monde aura retenu trois choses : 

1) Je serais « proche de l’extrême droite », jugement de valeur permettant de sous-entendre que je ne suis pas crédible et donc par avance disqualifié.

2) J’aurais écrit « plusieurs ouvrages pour innocenter François Mitterrand, l'armée française et l'Eglise catholique au Rwanda ». L’emploi du mot « innocenter » a son importance car il signifie que pour MM. Ayad et Bernard, le président François Mitterrand, l'armée française et l'Eglise catholique seraient coupables ou pour le moins complices de ce génocide…

Est cité à l’appui de cette affirmation un livre datant de 2005 dans lequel je défends très exactement le contraire de ce que prétendent me faire dire les journalistes du Monde. J’y reprends en effet en la développant l’idée centrale d’un précédent livre[1] qui est que les conditions du génocide résultent de l’engagement pro Hutu de l’Eglise catholique en 1959, puis de l’obligation démocratique imposée par François Mitterrand au président Habyarimana à partir de 1990…L’on chercherait en vain dans cette problématique une tentative visant à « innocenter » le président Mitterrand et l’Eglise catholique. Quant à l’armée française comme elle a quitté le Rwanda fin 1993, soit plus de six mois avant le début de ce génocide, elle n’a effectivement aucune responsabilité dans ce drame contrairement à ce que certains obligés de Kigali cherchent à faire croire.

Les journalistes du Monde sont donc pris en défaut de « bidonnage » car :
- Ils n’ont manifestement pas lu mon livre,
- Ils tirent directement leurs « informations » de sites informatiques spécialisés dans les dénonciations de basse police.
- Ils omettent en revanche de mentionner un ouvrage plus récent dans lequel je fais le bilan de la question, notamment à travers les travaux du TPIR[2].

3) J’aurais « témoigné en faveur de génocidaires hutu poursuivis devant le TPIR », ce qui serait la suite logique des points 1 et 2. En effet, qu’attendre d’autre d’un « proche de l’extrême droite » qui a osé écrire « plusieurs ouvrages pour innocenter François Mitterrand, l'armée française et l'Eglise catholique au Rwanda » ? 
Le problème est que je n’ai jamais « témoigné en faveur de génocidaires hutu poursuivis devant le TPIR ». A quel titre d’ailleurs aurais-je pu le faire puisque je n’étais pas au Rwanda au moment du génocide et que je n’ai donc pas été le « témoin » des faits qui leur sont reprochés ? En revanche, connaissant intimement le Rwanda où j’ai enseigné et mené des recherches archéologiques durant plus de dix années, pays auquel j’ai consacré deux thèses dont un Doctorat d’Etat en six tomes, j’ai, pour ces raisons académiques, été six fois assermenté comme Expert par la Cour à laquelle j’ai remis des rapports totalisant près de 2000 pages[3]. Le document joint en annexe et qui émane du Greffe du TPIR permet de mettre en évidence la grave faute déontologique commise par les deux journalistes du Monde. 
A leur décharge, il est utile de préciser qu’ils ignorent peut-être que le TPIR étant régi par les règles juridiques anglo-saxonnes, il n’y existe pas d’Experts de la Cour comme en France et que les Experts cités y sont proposés aux Chambres par les parties (Accusation et Défense). Pour chaque affaire, ces experts doivent renouveler leur accréditation, processus long et fastidieux au terme duquel ils sont soit récusés, soit acceptés et dans ce dernier cas, ce n’est qu’après avoir prêté solennellement serment qu’ils deviennent selon le terme anglo-saxon « Witness Expert ».
Le contre-sens fait par les journalistes du Monde pourrait donc s’expliquer soit par une désolante mauvaise foi, soit par une maîtrise incertaine de la langue anglaise ajoutée à des connaissances fragmentaires concernant la Common Law.

La « morale » de cette affaire est claire et elle tient en deux points principaux :

1) Nous avons ici la parfaite illustration du naufrage de la presse française qui a perdu une grande partie de sa crédibilité en raison de son Maccarthysme, du formatage et des insuffisances de ses journalistes. Cette presse militante et moribonde qui ne survit que par les aides de l’Etat et les abonnements institutionnels n’a d’ailleurs plus aucune influence à l’extérieur de sa niche écologique parisiano-conformiste.

2) Je ne ferai pas de droit de réponse et cela pour deux raisons : la première est qu’il serait caviardé et la seconde parce que je touche beaucoup plus de lecteurs et plus rapidement, avec un simple communiqué diffusé par internet. D’autant plus que nombre des visiteurs de mon blog font suivre mes communiqués à leurs réseaux, ce qui en démultiplie les effets.































[1] Rwanda: le génocide, l’Eglise et la démocratie. 234 pages, 22 cartes, Le Rocher, 2004 
[2] Rwanda. Contre-enquête sur le génocide. 330 pages, 10 cartes, Privat, février 2007. 
[3] Expert assermenté par la Cour dans les affaires Emmanuel Ndindabahizi (TPIR-2001-71-T), Théoneste Bagosora (TPIR-98-41-T), Tharcisse Renzaho (TPIR-97-31-I), Protais Zigiranyirazo (TPIR-2001-73-T), Innocent Sagahutu (TPIR-2000-56-T), Augustin Bizimungu (TPIR- 2000-56-T). Commissionné dans les affaires Edouard Karemera (TPIR-98-44 I) et J.C Bicamumpaka. (TPIR-99-50-T). La synthèse de ces rapports a été faite dans Bernard Lugan (2007) Rwanda : Contre-enquête sur le génocide. Privat.

lundi 16 janvier 2012

L'Afrique Réelle N° 25 - Janvier 2012


























Sommaire

Dossier : 
La Libye après Kadhafi

Actualité : 
La RDC entre anarchie, dictature et partition

Génocide rwandais :
- L'assassinat du président Habyarimana : entre incertitude, interrogations et "enfumage"
- D'où est parti le tir contre l'avion présidentiel rwandais le 6 avril 1994 ?
- Selon les derniers jugements rendus par le TPIR le génocide du Rwanda ne fut pas programmé
- Réponse à l'association Enquête Citoyenne

Editorial :

L’année 2011 s’est terminée par une censure. Alors que j’avais été invité à venir présenter mon dernier livre Décolonisez l’Afrique, Monsieur Albert Ripamonti, directeur de l’information d’I-Télé, a en effet interdit d’antenne l’entretien que Robert Ménard avait enregistré avec moi dans le cadre de son émission quotidienne « Ménard sans interdit ». Cette lamentable affaire digne de l’ancienne RDA, illustre le double langage de ces petits marquis de la presse parisienne qui ne cessent de donner des leçons de démocratie au monde entier alors qu’ils se comportent comme ceux qu’ils prétendent dénoncer. En l’occurrence, Monsieur Ripamonti est apparu comme le produit estampillé du couple sadomasochiste composé de la repentance européenne et de la victimisation africaine.

Cette censure montre d’abord que le système médiatique est affolé, la réalité africaine et notamment libyenne ayant emporté les pauvres digues morales et philosophiques derrière lesquelles il pensait que ses certitudes étaient abritées. Alors que BHL avait assuré qu’une fois la dictature renversée, les fontaines démocratiques laisseraient couler le lait et le miel, le mercredi 5 janvier dernier, M. Mustapha Abdeljalil, président du CNT a déclaré que la Libye était au bord de la guerre civile. Adieu « printemps arabe »…

En 2012 plusieurs régions vont se trouver au coeur de l’actualité. Dans la Corne au sens élargi, en plus des questions territoriales non réglées avec le Soudan Khartoum, le Sud Soudan indépendant va devoir faire face à plusieurs graves problèmes découlant de l’extrême division de ses populations. Six cents tribus ou fractions de tribus existent ainsi au Sud Soudan où la référence est clanique et tribale en plus d’être ethnique. D’autant que l’ethno mathématique électorale qui va donner le pouvoir aux plus nombreux, donc aux Dinka, provoque déjà des tensions avec les autres ethnies, notamment les Nuer. En Somalie, l’armée kenyane est embourbée face aux milices islamistes et au Darfour, la guerre n’a pas cessé.

Au centre du continent, une explosion majeure peut survenir à n’importe quel moment en RDC. A l’ouest, en Côte d’Ivoire, où les tensions ont été artificiellement mises sous cloche, les milices nordistes font régner la terreur cependant qu’au Nigeria, les tensions ethno religieuses menacent la cohésion de la mosaïque ethnique nationale.

Dans tout le Sahel où les Etats artificiels sont coupés entre des Nord peuplés par des nomades et des Sud habités par des sédentaires noirs, la guerre civile libyenne a provoqué un bouleversement de la situation géopolitique régionale dont profitent les bandes islamistes qui se sont équipées dans les arsenaux libyens.

Au Sénégal, la situation est potentiellement explosive et de très graves troubles pourraient éclater durant le premier trimestre 2012. Espérons que la communauté française ne se trouvera pas prise en otage comme cela fut le cas en Côte d’Ivoire.

En Algérie, la cleptocratie d’Etat se cramponne au pouvoir en donnant chaque jour des gages aux islamistes tandis que la renaissance berbère sape le jacobinisme arabo-islamique devenu dogme d’Etat. La Tunisie est ruinée et la chape religieuse y tombe insidieusement sur une bourgeoisie occidentalisée qui s’est tiré une balle dans le pied en renversant le président Ben Ali. La Libye est comme nous l’avons vu au bord de la guerre civile, quant à l’Egypte…

Comme toujours l'Afrique Réelle suivra cette actualité pour ses abonnés.

samedi 14 janvier 2012

Rwanda : réponse de Bernard Lugan à l’association Enquête Citoyenne Rwanda

« L'enfumage consiste aussi à faire prendre aux militaires français des vessies pour des lanternes. L'ordre de conduite N° 2 de l'opération Amaryllis considère que le FPR a repris l'offensive le 10 avril dans l'après-midi et non, soulignent les députés français dans leur rapport, le 6 avril « comme certains l’ont parfois hâtivement affirmé ». 
Mais nous sommes d'accord sur un point : le rapport des experts n'a fait que déterminer, avec une précision qui n'est pas contestée, le lieu des tirs : le camp militaire de Kanombe, sanctuaire de la garde présidentielle rwandaise. Il confirme aussi que des Sam 16 furent utilisés.

Pour le reste, les juges vont devoir pousser leur enquête dans trois directions principales :
1) La possibilité pour le FPR de pénétrer dans le sanctuaire de la garde présidentielle pour y tirer deux missiles et s’enfuir sans se faire intercepter.
2) Commencer, enfin, à enquêter sur l'éventualité que ce soient les FAR qui aient commis « ce crime terroriste en temps de paix »
3) Et, si ce ne sont pas les FAR, choisir entre les militaires français et leurs mercenaires pour comprendre qui a saboté le processus de paix par cet « acte terroriste ». »  

Emmanuel Cattier
Enquête Citoyenne Rwanda

Réponse de Bernard Lugan

Cher Monsieur, je relève trois erreurs ou approximations dans votre message :

1) Le Rapport parlementaire français date de 1998. Or, depuis, les connaissances que nous avons de la question ont considérablement progressé. C’est ainsi que devant les quatre Chambres du TPIR, des centaines de témoins ont parlé, des milliers de documents ont été présentés, de nombreux experts de toutes disciplines ont déposé des rapports. L’histoire a donc avancé. Vous semblez l’ignorer et c’est pourquoi votre analyse des évènements est obsolète.

Expert dans les principaux procès qui se sont tenus devant le TPIR[1], et étant intervenu en fin de chaque procédure, j’ai très exactement eu à faire le bilan de ces avancées historiographiques. Pour être clair, disons que je fus à plusieurs reprises assermenté par le TPIR, à la demande de la Défense, pour montrer au Tribunal en quoi les avancées scientifiques résultant d’années de procédure contredisaient l’acte d’accusation dressé dans les années 1995-1997, et le rendaient par conséquent obsolète.
Assermenté dans les deux principaux procès des responsables militaires (Militaires I et Militaires II TPIR-98-41-T et TPIR- 2000-56-T), j’ai tout particulièrement travaillé sur la question du « timing » de l’offensive du FPR.
Cette question est en effet fondamentale car, depuis 1994, le FPR soutient qu’il l’a lancée plusieurs jours après l’attentat pour se porter au secours des populations massacrées.
Or, non seulement cette thèse n’a pas prospéré devant le TPIR, mais il a même été établi et cela sans le moindre doute, que cette offensive - qui avait été programmée puisque les forces et les moyens avaient été prépositionnés -, a suivi l’attentat et qu’elle débuta dès la nuit du 6 au 7 avril 1994. Nous avons le nom des chefs de colonnes, leur lieu de concentration dans  le nord du Rwanda, leur effectif, leur ordre de marche et le minutage précis de leur progression. Les premiers combats ont commencé à Kigali le 7 avril très précisément entre 5 et 6 heures du matin[2].

Il est insolite de constater que vous semblez l’ignorer ; mais il est vrai que votre association n’a pas eu, comme moi, accès à l’ensemble des travaux du TPIR.

2) Contrairement à ce que vous écrivez, les experts n’ont pas déterminé avec une précision « qui n’est pas contestée » le lieu du tir des deux missiles lequel est d’ailleurs en contradiction avec les témoignages des acteurs de l’attentat. Mais, ce sera au juge de les confronter.
Dans l’immédiat, je vous livre quelques informations qui ont leur importance au sujet de l’expertise acoustique puisque c’est elle qui l’a emporté sur les hésitations des autres experts :

- L’expert acoustique ne s’est pas rendu au Rwanda et il a fait son expertise « en chambre ».
- Il n’a jamais entendu un départ de SA 16.
- Selon certaines informations « officieuses » en cours de vérification, cette expertise aurait été faite sur simulation, avec un missile d’un type voisin du SA 16 et dans un camp militaire français de la région de Vierzon. Pour mémoire, la région de Vierzon est plate alors que celle du lieu de l’attentat est un cirque de collines…, ce qui a tout de même une certaine importance dans la propagation des sons !!!
Si ces informations étaient vérifiées, nous serions donc en plein amateurisme, pour ne pas dire en pleine dérive…

3) Le camp Kanombe n’était pas comme vous l’écrivez, le « sanctuaire » de la garde présidentielle dont le cantonnement principal était situé au centre ville de Kigali, face au CND, casernement de l’APR depuis la signature des Accords d’Arusha.
J’ai bien connu le camp Kanombe quand je vivais au Rwanda. Je puis certifier qu’à cette époque - peut-être y eut-il des changements ensuite -, il n’avait rien d’une caserne de la Légion étrangère… et on y pénétrait facilement à condition de ne pas franchir l’entrée principale. A mon époque toujours, c’était un vaste espace en partie  clôturé par deux rangs de barbelés souvent détendus, ouvert vers Masaka sur des friches et des taillis. J’y ai chassé la perdrix sur ses limites hautes vers la colline Masaka, et la bécassine  dans  le vallon séparant la colline Kanombe de celle de Masaka.
Ceci pour dire qu’effectivement, il n’est pas exclu qu’un commando FPR ait pu s’y introduire. Mais les acteurs de l’attentat parlent tous de Masaka.
Or, vous faites totalement l’impasse sur ces témoignages extrêmement détaillés qui figurent pourtant au dossier et que le juge confrontera au rapport des experts.
Afin de précéder votre question, je porte à votre connaissance, car vous semblez définitivement ignorer les travaux du TPIR, que l’un de ces témoins, Abdul Ruzibiza, a fait sous serment devant la Cour les mêmes déclarations que celles antérieurement faites au juge Bruguière et que, quelques semaines avant sa mort, il les confirma devant la justice française, revenant ainsi sur une précédente rétractation. Depuis, d’autres témoins ou acteurs se sont déclarés qui, tous, confirment l’hypothèse avancée par le juge Bruguière.

Nous sommes d’accord sur un point : l’avion présidentiel a bien été abattu par deux missiles Sam7. Or, et là encore, et vous semblez l’ignorer, la traçabilité de ces deux missiles a été établie. Grâce à la coopération judiciaire de la Russie nous savons en effet que ces deux missiles portables SAM 16 dont les numéros de série étaient respectivement 04-87-04814 et 04-87-04835 faisaient  partie d’un lot de 40 missiles SA 16 IGLA livrés à l’armée ougandaise quelques années auparavant. Or, vous n’êtes pas sans savoir que Paul Kagamé et ses principaux adjoints furent officiers supérieurs dans l’armée ougandaise avant la guerre civile rwandaise et que, de 1990 à 1994, l’Ouganda fut la base arrière mais aussi l’arsenal de l’APR. Sur ce point également, les travaux du TPIR permettent des certitudes.
De plus, comme cela a été établi, une fois encore devant le TPIR, l’armée rwandaise ne disposait pas de tels missiles.
Le FPR a tenté de faire croire qu’en 1991, quand il était chef d’état-major des FAR, le colonel Serubuga en aurait commandé à l’Egypte. Cet argument a été balayé de la manière la plus formelle par le TPIR qui a admis qu’il s’agissait d’un faux, ou plus exactement d’une tentative de manipulation à partir d’une facture pro forma (je donne la photocopie du document dans mon livre page 297) que l’on avait tenté de faire passer pour une facture authentique. Cette curieuse méthode attira d’ailleurs une réponse cinglante du président de la Chambre que je cite pages 261-264 de mon livre.

Voilà, cher Monsieur, quelques éléments de réponse qui, j’en suis sûr, n’entameront pas vos certitudes militantes.
Que peuvent en effet les preuves face à une croyance quasi religieuses puisque vous êtes persuadé d’être le Bien contre le Mal ? L’historien dont la position a évolué au fur et à mesure du dossier a, quant à lui, toujours à l’esprit cette phrase de Beaumarchais que je vous invite à méditer : « Je ne blâme ni ne loue, je raconte ». 

Bernard Lugan
14/01/2012

[1] Expert assermenté dans les affaires Emmanuel Ndindabahizi (TPIR-2001-71-T), Théoneste Bagosora (TPIR-98-41-T), Tharcisse Renzaho (TPIR-97-31-I), Protais Zigiranyirazo. (TPIR-2001-73-T), Innocent Sagahutu (TPIR-2000-56-T), Augustin Bizimungu (TPIR- 2000-56-T). Commissionné dans les affaires Edouard Karemera (TPIR-98-44 I) et J.C Bicamumpaka. (TPIR-99-50-T). La synthèse de ces rapports et des travaux du TPIR a été faite dans Bernard Lugan (2007) Rwanda : Contre-enquête sur le génocide et l’actualisation du dossier dans l’Afrique Réelle, n°4, avril 2010, disponible par PDF à la revue www.bernard-lugan.com
[2] Pour la chronologie détaillée de cette question, je vous renvoie à mon livre (Rwanda : Contre-Enquête sur le Génocide à partir de la page 84.) Depuis la parution de ce livre, la chronologie a encore été affinée.

jeudi 12 janvier 2012

L’assassinat du président Habyarimana : entre certitudes, interrogations et « enfumage »


Ce ne sont pas leurs conclusions que les juges Trévidic et Poux communiquèrent aux parties (défense, parquet et parties civiles) le mardi 10 janvier 2012, mais simplement le rapport des experts techniques (balistique, acoustique etc.,) mandatés  pour les éclairer sur la question de savoir d’où furent tirés les missiles qui, le 6 avril 1994, abattirent en vol l’avion du président Habyarimana.
Ce document qui sera soumis à contre-expertise ne constitue qu’un élément du volumineux dossier concernant l’assassinat du chef de l’Etat rwandais. Simple étape dans la procédure, il ne permet aucune extrapolation car il ne dit pas qui a, ou qui n’a pas, abattu l’avion présidentiel. Enfin, dans l’état actuel de la procédure et du dossier, cette pièce ne rend en rien obsolète l’ordonnance rendue par le juge Bruguière en 2006.

Revenons-en donc aux seuls faits.

Le 6 avril 1994 vers 20h 30, alors qu’il allait atterrir à Kigali, l’avion du président hutu Juvénal Habyarimana fut abattu par deux missiles portables SAM 16 dont les numéros de série étaient respectivement 04-87-04814 et 04-87-04835 ; or, comme cela a été établi devant le TPIR, l’armée rwandaise ne disposait pas de tels missiles.
La traçabilité de ces engins a été reconstituée : fabriqués en URSS, ils faisaient  partie d’un lot de 40 missiles SA 16 IGLA livrés à l’armée ougandaise quelques années auparavant. Pour mémoire, Paul Kagamé et ses principaux adjoints étaient officiers supérieurs dans l’armée ougandaise avant la guerre civile rwandaise.

Trouvèrent la mort dans cet acte de terrorisme commis en temps de paix, deux chefs d’Etat en exercice, les présidents Juvénal Habyarimana du Rwanda et Cyprien Ntaryamira du Burundi, ainsi que deux ministres burundais, MM. Bernard Ciza et Cyriaque Simbizi. Parmi les victimes se trouvaient également le Chef d’état-major des FAR (Forces armées rwandaises), le général Deogratias Nsabimana, le major Thaddée  Bagaragaza, responsable de la maison militaire du président rwandais, le colonel Elie Sagatwa, beau-frère du président Habyarimana et chef de  son cabinet militaire, ainsi que l’équipage français composé de MM. Jacky Héraud, Jean-Pierre Minoberry et Jean-Michel Perrine, tous trois civils.

Quelques heures après l’attentat, dans la nuit du 6 au 7 avril, et alors que l’armée rwandaise avait été décapitée, les forces militaires du FPR rompirent le cessez-le-feu en vigueur depuis 1993 et entamèrent la conquête du pays. Cette offensive avait été soigneusement planifiée puisque des moyens en hommes et en matériel avaient été pré-positionnés comme cela a également été amplement mis en évidence devant le TPIR. 
Paralysée par l’embargo sur les armes et les munitions qu’elle subissait[1], l’armée rwandaise fut défaite. D’immenses tueries se déroulèrent dans le pays, le génocide des Tutsi étant selon le juge espagnol Merelles (2008), doublé d’un massacre de masse des Hutu par l’APR (Armée patriotique rwandaise), commandée par Paul Kagamé.

Depuis cet attentat, deux thèses s’opposent :

1) Celle de l’attentat commis par des « extrémistes hutu » qui auraient assassiné leur propre président ainsi que leurs propres partisans qui étaient à bord de l’avion afin de pouvoir déclencher un génocide qu’ils avaient programmé et préparé.
La principale faiblesse de cette thèse est que le Tribunal pénal international pour le Rwanda (TPIR) a, dans tous ses jugements concernant les « principaux responsables du génocide », que ce soit en première instance ou en appel, clairement établi qu’il n’y avait pas eu entente pour commettre ce génocide et qu’il n’avait donc pas été programmé.

2) Celle d’un attentat commis par le FPR sur ordre du général Kagamé afin de décapiter l’Etat rwandais et disposer d’un prétexte pour prendre militairement le pouvoir. Ethno-mathématiquement parlant, les élections prévues sous supervision de l’ONU allaient en effet donner une victoire automatique aux Hutu (+-90% de la population) sur les Tutsi (+-10%) et cela en dépit de leurs divisions. Cette thèse est notamment celle du juge Bruguière.

Saisi par les familles de l’équipage français et par la veuve du président Habyarimana, le juge Bruguière qui ne s’est pas rendu au Rwanda et qui a mené son enquête d’une manière classique, a rendu une ordonnance (novembre 2006) dans laquelle il accuse le président Kagamé d’avoir ordonné l’attentat qui coûta la vie à son prédécesseur.
Le juge Bruguière se fondait notamment, mais pas exclusivement, sur les déclarations et témoignages de plusieurs transfuges tutsi qui lui donnèrent force détails sur l’opération, dont les noms des membres du commando ayant abattu l’avion. L’un d’entre eux, Abdul-Joshua Ruzibiza, répéta ses accusations, sous serment cette fois, devant le TPIR et les procès verbaux des audiences concernées sont très clairs à ce sujet. Il se rétracta ensuite au sujet de ce qu’il avait déclaré au juge français, tout en confirmant ce qu’il avait dit aux juges du TPIR. Or, ses propos avaient été identiques. Puis, quelques semaines avant sa mort, il revint sur sa rétractation française et confirma devant les juges la version primitivement donnée au juge Bruguière.

L’ordonnance de soit-communiqué rendue au mois de novembre 2006 par ce dernier allait très loin puisque des mandats d’arrêt contre plusieurs membres du premier cercle de Paul Kagamé furent lancés et qu’il recommanda au TPIR (Tribunal pénal international pour le Rwanda) d’inculper le président rwandais.
Le 6 février 2008, via Interpol, le juge espagnol Merelles qui soutient la même thèse que le juge Bruguière, lança plusieurs dizaines de mandats d’arrêt contre de hautes personnalités de l’actuel régime rwandais.

Le document remis aux parties par les juges Trévidic et Poux le 10 janvier remet-il en question cet exposé du dossier ?
Non, car la seule nouveauté qu’il contient concerne le lieu du tir des deux missiles[2]. Selon le rapport d’expertise, ce lieu se situerait « probablement » dans le camp militaire de Kanombe, soit à une distance d’à peine deux à trois kilomètres de la ferme de Masaka identifiée comme point de tir par le juge Bruguière. De plus, et il est important de le préciser, cette « probabilité » n’est pas apparue aux experts balistiques à la suite d’une démonstration, mais par élimination et en raison des arguments de l’expert acoustique, ce qui devra être étayé lors de la contre-expertise.

Les juges Trévidic et Poux vont maintenant devoir confronter ce rapport d’expertise aux autres éléments du dossier.
Ils vont ainsi et notamment devoir résoudre la question des étuis des deux missiles trouvés à Masaka, la question étant de savoir s’ils y ont été abandonnés par les tireurs de l’APR, ce qui ramènerait l’accusation dans le camp de Paul Kagamé, ou si, après avoir abattu leur propre président, leur propre chef d’état-major et leurs propres amis, les « extrémistes » hutu les y auraient déposés afin de faire croire à la responsabilité de l’APR/FPR.
Ils vont également devoir comparer le rapport d’expertise et ses « probabilités » à ceux des témoignages contenus dans le dossier et qui donnent avec une grande précision et une impressionnante quantité de détails le lieu du tir, à savoir Masaka, ainsi que les noms des deux tireurs et des membres de leur escorte, la marque et la couleur des véhicules utilisés pour transporter les missiles depuis l’Ouganda jusqu’au casernement de l’APR situé au centre de Kigali et de là jusqu’au lieu de tir à travers les lignes de l’armée rwandaise, ainsi que le déroulé minuté de l’action.

Ce ne sera qu’à l’issue de leur enquête, au minimum dans plusieurs mois, que les juges rendront leur rapport. Jusque là, tout n’est que spéculation, désinformation, propagande, en un mot « enfumage ».

Bernard Lugan
11/01/2012

[1] A la différence de l’APR largement approvisionné par l’Ouganda qui était son allié et sa base arrière.
[2] Pour ce qui est de l’étude de la balistique des deux missiles tirés on se reportera à l’analyse faite par l’amiral Jourdier dans « Etude de tir contre l’avion présidentiel rwandais le 6 avril 1994 » paru dans le n°6 de l’Afrique Réelle (juin 2010)

mercredi 4 janvier 2012

Libye : la guerre des milices (point de situation)

Il aura fallu les combats du mardi et du mercredi 2 et 3 janvier pour que la presse française se décide enfin à reconnaître que les milices s’affrontent en Libye, notamment à Tripoli. Les « analyses » confuses des médias français ne permettant pas d’y voir clair, quelle est donc la situation sur le terrain ?

Tripoli est l’enjeu d’une lutte entre quatre principales factions armées :

1) Les miliciens de la ville de Misrata, ceux qui ont ignominieusement lynché à mort le colonel Kadhafi, refusent de quitter la capitale où ils constituent en quelque sorte la garde rapprochée du ministre de l’Intérieur, Faouzi Abdelal, lui-même originaire de Misrata. C’est entre ces miliciens et ceux qui soutiennent le Conseil national de transition (CNT), que se déroulent les actuels combats. Pour tenter de se concilier Misrata, le faible et impuissant CNT vient de nommer un autre originaire de cette ville, le général Youssef al-Mankouch, chef d’état-major d’une armée fantôme avec pour tâche d’intégrer les diverses milices. Il n’est pas interdit de rêver.

2) Les milices islamistes de Tripoli, dont les principales constituent le bras armé du CNT et qui sont soutenues par le Qatar, cherchent actuellement à s’imposer dans la capitale tout en tentant de prendre le contrôle de la route menant à l’aéroport international qui est sous le contrôle de la milice de Zenten.

3) La milice de Zenten que la presse présente comme arabe est authentiquement Berbère. Zenten est d’ailleurs un nom berbère puisqu’il s’agit de la déformation de Z’nata ou Zénète, l’une des principales composantes du peuple amazigh. Cette « tribu » berbère arabophone occupe une partie du djebel (Adrar en berbère) Nefusa, autour de la ville de Zenten. L’actuel ministre de la défense, Oussama Jouli est de Zenten. Cette milice détient Seif al-Islam, le fils du colonel Kadhafi, qu’elle traite avec égards et même considération.

4) Dans le reste du jebel Nefusa ainsi que dans la ville côtière de Zuwara vivent les cousins des précédents qui, eux aussi sont des Berbères, mais des Berbères berbérophones et qui disposent de leur propre milice. Si les berbérophones ne constituent qu’un peu plus de 10% de la population de toute la Libye, ils totalisent au moins 20% de celle de la seule Tripolitaine ce qui leur donne un poids régional considérable. Alors qu’ils eurent un rôle militaire déterminant dans la prise de Tripoli, ils sont aujourd’hui les grands perdants de la nouvelle situation politique car, comme avant la chute du régime Kadhafi, ils se retrouvent face à un nationalisme arabo-musulman niant leur existence. Aucun ministre du nouveau gouvernement n’est berbérophone.

Dans cet imbroglio politico tribal, le CNT, insolitement reconnu comme le seul représentant de tous les Libyens par la France suivie par la communauté internationale, parait bien seul et bien impuissant. Sa seule marge de manœuvre est de donner des gages aux uns en essayant de ne pas s’aliéner les autres. Pour le moment, son coup est raté car il a déjà contre lui les berbérophones ainsi que la fraction tripolitaine des Warfalla dont le cœur est la ville de Bani Walid. Le grand danger qui menace le CNT serait la constitution d’une alliance des mécontents qui engloberait outre les milices de Zenten et du jebel Nefusa, la fraction tripolitaine des Warfalla ainsi que les tribus de la région de Syrte et de Sebha lesquelles n’ont pas oublié le traitement ignominieux qui fut réservé au colonel Kadhafi. Sans compter qu’au Sud, les Touaregs et les Toubou n’ont jamais manifesté de sentiments particulièrement amicaux à l’égard des nouvelles autorités libyennes.

En Libye, tout ne fait sans doute que commencer. Il eut été sage d’analyser la situation en profondeur avant de céder aux injonctions médiatiques de BHL et de foncer tête baissée dans le piège de l’ingérence dite humanitaire.

Ces points seront développés dans le numéro de l’Afrique Réelle qui sera envoyé aux abonnés le 15 janvier prochain.

Post scriptum à l’attention des journalistes qui pillent mes communiqués sans jamais citer leur source : ce texte contient une erreur volontaire…

Bernard Lugan
04/01/12