Avant d’intervenir militairement en Libye, peut-être eut-il été sage de s’interroger sur la véritable nature des insurgés et du CNT (Conseil national de transition) qui les fédère. Un rapport[1] présenté en 2007 devant la prestigieuse académie militaire de West Point aux Etats-Unis, nous apprend en effet que la Cyrénaïque, épicentre de la révolte contre le colonel Kadhafi, fut un des principaux foyers de recrutement des combattants islamistes engagés en Irak. Des documents saisis à Sinja, le long de la frontière syrienne au mois d’octobre 2007 et qui contiennent une liste de 600 combattants membres d’al Qu’aida ou se réclamant de cette nébuleuse, indiquent ainsi que 112 d’entre eux étaient Libyens, les trois-quarts originaires de Cyrénaïque. Cette région présentant la particularité d’abriter une importante densité de djihadistes, la question primordiale était donc de savoir quels liens éventuels ces derniers entretiennent avec les insurgés et avec le CNT. Cette interrogation était d’autant plus légitime que les noms de plusieurs des 30 membres de cet organisme sont tenus secrets, officiellement pour des raisons de « sécurité ». N’eut-il donc pas été prudent d’attendre d’avoir les réponses à ces questions avant de reconnaître le CNT comme seul et unique représentant du « peuple libyen » insolitement ramené par Nicolas Sarkozy à ses seules composantes cyrénaïques ?
Un minimum de culture historique aurait de plus permis de savoir que la Cyrénaïque a une tradition islamiste ancienne remontant à l’époque de la confrérie sénoussiste et que la région a toujours été en conflit tribalo-religieux avec la Tripolitaine. Depuis sa prise de pouvoir en 1969, le colonel Kadhafi a eu du mal à s’y imposer et les fondamentalistes qui y sont légion l’ont toujours considéré comme une sorte de Nasser libyen, ce qui, pour eux est le comble de l’abomination. Les militants islamistes et notamment ceux se revendiquant de la nébuleuse al Qu’aida combattent en effet tous les Etats musulmans, en premier lieu ceux qui peuvent avoir une coloration nationaliste, car, à leurs yeux, ils empêchent la reconstitution du califat transnational auquel ils aspirent. Les Etats-Unis et la Grande Bretagne ont, hier, soutenu les Frères musulmans contre le colonel Nasser ; aujourd’hui, rejoints par la France, ils cherchent à faire tomber Kadhafi. Il ne reste donc qu’à espérer que cela ne se fera pas au profit de la Jama-ah al-libiyah al-muqatilah ou Groupes armés libyens (Libyan Islamic Fighting Groups - LIFG), organisation s’étant déclarée en 2007 comme la branche locale d’al Qu’aida avant de s’affilier à Aqmi (al Qu’aida au Maghreb islamique). L’inquiétude est légitime car la LIFG recrute au sein des alliances tribales de Cyrénaïque auxquelles appartiennent également les membres du CNT. A l’issue de cette guerre déclenchée hâtivement et quoiqu’il puisse advenir du colonel Kadhafi, qu’il soit tué ou qu’il parte pour l’exil, comment s’organisera la Libye de demain ? La Tripolitaine et la Cyrénaïque se combattront-elles, se partageront-elles le pouvoir ou bien l’une l’emportera t-elle sur l’autre ? Le pire n’est certes jamais certain, mais gouverner étant prévoir, nous aimerions pouvoir croire que les autorités françaises ont véritablement pris en compte l’hypothèse de l’apparition de guerres tribales et claniques, comme en Somalie. Ont-elles également bien évalué le risque islamiste en Cyrénaïque, éventualité qui ouvrirait un espace inespéré pour Aqmi qui prospère déjà plus au sud dans la région du Sahel ? Il est permis d’en douter tant cette guerre aux motifs officiellement éthiques apparaît à la fois improvisée et sans but réel.
Bernard Lugan
30/03/2011
[1] Joseph Felter ; Brian Fishman (2007) Al Qua’ida’s Foreign Fighter in Iraq : A First Look at the Sinja Records. West Point, US Military Academy, december 2007.
Un minimum de culture historique aurait de plus permis de savoir que la Cyrénaïque a une tradition islamiste ancienne remontant à l’époque de la confrérie sénoussiste et que la région a toujours été en conflit tribalo-religieux avec la Tripolitaine. Depuis sa prise de pouvoir en 1969, le colonel Kadhafi a eu du mal à s’y imposer et les fondamentalistes qui y sont légion l’ont toujours considéré comme une sorte de Nasser libyen, ce qui, pour eux est le comble de l’abomination. Les militants islamistes et notamment ceux se revendiquant de la nébuleuse al Qu’aida combattent en effet tous les Etats musulmans, en premier lieu ceux qui peuvent avoir une coloration nationaliste, car, à leurs yeux, ils empêchent la reconstitution du califat transnational auquel ils aspirent. Les Etats-Unis et la Grande Bretagne ont, hier, soutenu les Frères musulmans contre le colonel Nasser ; aujourd’hui, rejoints par la France, ils cherchent à faire tomber Kadhafi. Il ne reste donc qu’à espérer que cela ne se fera pas au profit de la Jama-ah al-libiyah al-muqatilah ou Groupes armés libyens (Libyan Islamic Fighting Groups - LIFG), organisation s’étant déclarée en 2007 comme la branche locale d’al Qu’aida avant de s’affilier à Aqmi (al Qu’aida au Maghreb islamique). L’inquiétude est légitime car la LIFG recrute au sein des alliances tribales de Cyrénaïque auxquelles appartiennent également les membres du CNT. A l’issue de cette guerre déclenchée hâtivement et quoiqu’il puisse advenir du colonel Kadhafi, qu’il soit tué ou qu’il parte pour l’exil, comment s’organisera la Libye de demain ? La Tripolitaine et la Cyrénaïque se combattront-elles, se partageront-elles le pouvoir ou bien l’une l’emportera t-elle sur l’autre ? Le pire n’est certes jamais certain, mais gouverner étant prévoir, nous aimerions pouvoir croire que les autorités françaises ont véritablement pris en compte l’hypothèse de l’apparition de guerres tribales et claniques, comme en Somalie. Ont-elles également bien évalué le risque islamiste en Cyrénaïque, éventualité qui ouvrirait un espace inespéré pour Aqmi qui prospère déjà plus au sud dans la région du Sahel ? Il est permis d’en douter tant cette guerre aux motifs officiellement éthiques apparaît à la fois improvisée et sans but réel.
Bernard Lugan
30/03/2011
[1] Joseph Felter ; Brian Fishman (2007) Al Qua’ida’s Foreign Fighter in Iraq : A First Look at the Sinja Records. West Point, US Military Academy, december 2007.
Cher Monsieur Lugan,
RépondreSupprimerComme toujours, vos réflexions sont pleines de sagesse.
Que pensez-vous de la possibilité que cette "insurrection" ait été planifiée et déclenchée par les services secrets français et anglais (et peut-être américains), suite à la défection de Nouri Al-Mismari l'an dernier (et peut-être depuis plus longtemps vu que le poste de chef de protocole de Kadhafi le mettait en contact naturellement depuis des années avec les Occidentaux)? La défection de Moussa Koussa aujourd'hui est également particulièrement suspecte.
Voici des articles parus dans la presse italienne détaillant cette thèse, de façon documentée et convaincante:
http://www.italiah24.it/dal-mondo/africa/6575-guerra-libia-la-francia-dietro-la-rivolta-preludio-alla-guerra-.html
http://bellaciao.org/fr/IMG/pdf/2011032318218960.pdf
Il est possible que les services secrets italiens aient encouragé ces révélations, vu les liens étroits entre la Libye de Kadhafi et l'Italie, mais étant donné l'empressement que l'Elysée a montré pour reconnaître ce CNT bien mystérieux (et ce n'était sûrement pas fait au hasard: malgré tout ce qu'on peut penser du locataire actuel du palais, ce n'est pas un idiot) et étant donné l'énorme désinformation qui entoure cette "révolution" depuis le début (on se rappellera d'un étrange médecin français travaillant à l'hôpital de Benghazi annonçant aux premiers jours de l'insurrection environ 2000 morts causés par les soi-disant bombardements de Kadhafi sur la population; sans parler de l'utilisation de l'idiot utile en chef BHL, qui a fait son effet dans les médias, comme à l'époque des guerres yougoslaves - on ne me fera pas croire un instant qu'il ait pu influencer la présidence de la République dans ses décisions, mais il a plutôt été utilisé par elle), j'ai quand même envie de prendre au sérieux le contenu des articles dont je viens d'indiquer les liens. Si les choses se sont effectivement passées de la sorte, les événements de Tunisie et d'Egypte ne seraient plus qu'un habillage habile et opportuniste (remplacement de dirigeants usés et installation de systèmes pseudo-démocratiques plus stables à l'arrivée) de cette opération en Libye. On commence d'ailleurs à entendre des analystes reconnaître l'intervention de la Maison blanche dans la décision de l'armée tunisienne de pousser Ben Ali vers la sortie, et de l'utilisation de certains agents d'influence pro-américains en Egypte (par exemple le célèbre Waël Ghanim était directeur des ventes de Google Egypte). Il est quand même très étrange que Mme Alliot-Marie se soit trouvée en Tunisie pour réaliser une opération qu'elle ne pourrait plus réaliser aujourd'hui, en même temps que M. Fillon était en Egypte aux frais de M. Moubarak (ce qu'il ne pourra plus faire cette année) et que M. Guaino réveillonnait à Tripoli chez l'Ambassadeur. On constatera aussi qu'il est curieux que l'actuel ministre de la Défense soit particulièrement muet laissant son collègue des Affaires étrangères gérer tout ce dossier, alors que ce dernier occupait justement ce poste de ministre de la Défense jusqu'à sa récente nomination au Quai.
Je récuse en tout cas l'idée défendue par le Quai d'Orsay que l'intervention de l'ONU a évité un bain de sang à Benghazi. En effet, Kadhafi a eu deux jours pour entrer dans Benghazi entre la prise l'Ajdabiyah et le début des bombardements des forces de l'ONU et il s'est contenté de stationner ses troupes dans les faubourgs de Benghazi. A mon avis, Kadhafi cherchait à effrayer la population pour entrer dans la ville la plus vide possible, s'en prendre directement aux combattants et éviter autant que faire se peut le massacre, d'autant plus que la Libye étant dans une logique tribale, il connaît l'importance du prix du sang dans les rapports entre tribus, un carnage rendant impossible une pacification future de la zone.
(suite dans le message suivant)
(suite du message précédent)
RépondreSupprimerJ'estime aussi que Kadhafi a commis une erreur stratégique majeure après la prise d'Ajdabiyah (si tant est qu'elle n'ait demandé que trois-quarts d'heure, ce qui est peut-être de la désinformation pour amplifier la menace que représentaient les troupes loyalistes): au lieu de se diriger vers Benghazi, il aurait dû envoyer ses forces à Tobrouk (il y a une route directe partant d'Ajdabiyah, qui fait 400 km, soit à peine une nuit en camion) et prendre en tenaille les rebelles. Ce qui me fait dire une fois de plus que Kadhafi ne cherchait pas à faire un massacre mais voulait laisser le plus de champ possible aux rebelles pour fuir en Egypte, ce qui n'aurait plus été possible si Tobrouk avait été reprise, et ce qui aurait entraîné la création de fortes poches de résistance en Cyrénaïque et la nécessité de les réduire de la façon la plus brutale qui soit.
Je me pose donc beaucoup de questions sur ces événements. Je crains qu'ils ne soient motivés que par des raisons électoralistes (on verra notamment si Cameron annonce dans les semaines qui viennent des élections anticipées pour se débarrasser de son allié Lib-Dem; un attentat des pro-Kadhafi quelques semaines avant la présidentielle en France pourrait en outre relancer l'actuel président grâce à l'effet de sursaut national autour de lui qu'il provoquerait), et afin de récolter des financements pour certaines personnalités politiques (suivez mon regard...) grâce d'une part à ceux que l'on veut placer à la tête de la Libye (qui ont probablement promis de se montrer plus généreux que Kadhafi) et d'autre part aux rétro-commissions qui seront touchées sur les contrats que le nouveau pouvoir ne manquera pas de signer avec certaines grandes entreprises, vendant en particulier des avions de combat que personne ne veut acheter jusqu'à présent (sachant que le fait que de nombreux contrats n'aient pas été honorés par Kadhafi a dû priver nos politiciens de rétro-commissions juteuses).
Il serait également intéressant d'apprendre ce qui a été donné aux Russes et aux Chinois en contrepartie de leur abstention au Conseil de sécurité de l'ONU (les Mistral risquent de ne pas coûter très cher aux Russes au final: on n'entend plus parler d'ailleurs du problème de paiement et de transfert de technologie qui était apparu fin février ou début mars et qui semblait compromettre l'exécution du contrat; et pourquoi faire un G8 spécial Libye la semaine d'avant le vote à l'ONU sachant qu'il s'agit d'une organisation prenant des décisions économiques et non politiques, pouvant décider en particulier de ne plus demander à la Chine de réévaluer sa monnaie pendant quelques temps?). Notons que le Brésil s'est vu consentir un prêt d'un milliard de dollars par les Etats-Unis le lendemain de son abstention à l'ONU...
Une fois de plus, nous n'avons pas de leçons de démocratie et de vertu à donner au reste du monde et tant qu'à faire de l'impérialisme, la moindre des choses serait de l'assumer.
La démocratie vantée par les Anglo-saxons et nos idéologues maison n'est qu'un levier pour imposer la puissance américaine au reste du monde, en l'aliénant à la société de consommation et en arasant les différences culturelle afin de produire un consommateur lambda universel, de préférence obèse et repu de télévision, vivant à crédit pour financer des désirs inutiles suscités par la publicité et devant travailler pour reproduire le système. Dans cette optique, il faut reconnaître, malheureusement, que les islamistes et salafistes de tout poil (si l'on me permet le jeu de mot) sont les seuls opposants réels et crédibles à cette entreprise orwellienne.
Bien à vous,
A.
Très bonne analyse, ça fait plaisir à lire
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